mercredi 1 octobre 2008

La survie des plus riches

Quels sont justement les critères de fertilité au sein des sociétés humaines, c’est-à-dire la sélection phénotypique avantageant certains traits ? Les facteurs sont nombreux. Parmi eux, anthropologues et biologistes ont noté de longue date que la richesse, elle-même associée au statut social, est corrélée positivement au succès reproductif dans les sociétés anciennes ou les sociétés actuelles restées traditionnelles (pré-industrielles). Pour les sociétés contemporaines développées, les données sont cependant plus confuses. Des travaux n’ont trouvé aucune association particulière entre le statut socio-économique et la fertilité, suggérant un « paradoxe moderne » du point de vue darwinien. Mais ces travaux ont été contestés pour plusieurs raisons méthodologiques : études longitudinales trop courtes n’embrassant pas toute la période reproductive, confusion des facteurs éducation et revenus dans l’analyse. Deux travaux récents ont repris l’analyse en évitant ces biais (Hopcroft 2006 sur la société américaine, Fieder et Huber 2007 sur la population suédoise). Ils ont montré l’un et l’autre que l’éducation et le revenu agissent en sens contraire : un haut niveau d’éducation abaisse la probabilité de fertilité finale forte, alors qu’un haut niveau de revenus l’augmente, du moins chez les hommes. Car chez les femmes, c’est l’inverse : plus les revenus sont élevés, plus le nombre d’enfants est faible.
Daniel Nettle et Thomas V. Pollet ajoutent une nouvelle pièce au dossier, par une étude portant sur la société anglaise. Les chercheurs ont utilisé les données de la National Child Development Study (NCDS), suivant le parcours de vie de 17.416 sujets nés entre le 3 et le 9 mars 1958 (plus précisément la cohorte NCDS7 analysée en 2004, à l’âge de 46 ans, avec 11.939 sujets encore suivis à cette date). A la date de l’analyse, les femmes avaient en moyenne 1,83 enfant, les hommes 1,66. Les hommes les plus éduqués ont un peu moins d’enfants que les hommes les moins éduqués (-0,09), le différentiel étant plus marqué pour les femmes (-0,22). Concernant le lien entre la fertilité et les revenus, l’analyse statistique (régression en fonction ln) montre une relation significative et positive chez les hommes, significative et négative chez les femmes (figure ci-contre). D’où vient la fertilité plus importante des hommes riches ? Trois hypothèses ont été testées : la facilité à se marier, la facilité à avoir des enfants au sein du couple, la facilité à se marier plusieurs fois (mariage sériel et multiples foyers). La première et la troisième n’ont montré aucune association significative avec les revenus : la principale différence entre les hommes riches et les hommes pauvres réside en fait dans la plus grande probabilité pour les seconds de n’avoir aucun enfant. Sur ce point, éducations et revenus jouent en sens inverse, et pour les deux sexes (les hommes comme les femmes les plus éduqués ont une plus forte probabilité de n’avoir pas d’enfant du tout).

Nettle et Pollet ont ensuite comparé les données de son étude avec celles de Hopcroft, Fieder et Huber (trois sociétés contemporaines développées), huit sociétés agraires ou pastoralistes européennes et africaines, trois sociétés de chasseurs-cueilleurs. Le gradient de sélection linéaire sur l’axe de corrélation fertilité-richesse pour les mâles est de 0,13 dans les sociétés contemporaines, 0,24 dans les sociétés agraires européennes monogames, 0,30 dans les sociétés chasseurs-cueilleurs, 0,63 dans les sociétés africaines polygames (agraires ou pastoralistes). On constate donc que la corrélation est positive dans toutes les sociétés étudiées, mais qu’elle varie selon l’environnement économique, le mode d’acquisition des ressources et les systèmes de mariage.

«Cette étude pointe diverses questions du point de vue évolutif, concluent les auteurs. Avant tout, elle montre que les sociétés modernes sont quantitativement, et non qualitativement différentes des sociétés pré-industrielles. C’est-à-dire que les gradients sélectifs sur les ressources, au moins pour les hommes, sont atténués, mais ne sont pas abolis ou inversés. (…) Ces données suggèrent aussi une continuité appréciable entre les sociétés modernes et les sociétés de chasseurs-cueilleurs, où la sélection se fait sur l’aptitude des mâles à chasser, et même d’autres espèces, où le rang du mâle est généralement corrélé de manière positive au succès reproductif. (…) Bien sûr, la sélection phénotypique ne produit des changements évolutifs que si le trait a quelque base héritable. Nous manquons d’information pour savoir s’il y a des variations génétiques affectant la propension à accumuler des ressources à travers les cultures, mais de premières estimations fondées sur les études de jumeaux et d’adoption suggèrent une héritabilité modeste au sein des populations industrielles. Cela pose la possibilité intéressante d’une sélection génétique aussi bien que phénotypique en cours, liée à la richesse des mâles chez les humains».

Ajoutons pour finir qu’aux échelles de temps correctes pour l’évolution – plusieurs centaines à milliers de générations –, ces données fort intéressantes ne seront probablement plus pertinentes pour l’espèce humaine, ou pour une partie d’entre elle. Il est assez difficile d’imaginer qu’Homo sapiens ayant déchiffré les lois de l’évolution et séquencé son génome se contentera dans les décennies, siècles et millénaires à venir de se reproduire exactement à l’identique, en respectant scrupuleusement ce que le jeu aléatoire de la sélection avait produit pour ses ancêtres.

Référence et illustration :
Nettle D. T.V. Pollet (2008), Natural selection on male wealth in Humans, American Naturalist, online pub, doi : 10.1086/591690

(Merci à Daniel Nettle de m’avoir fait parvenir son travail).

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