samedi 30 novembre 2002

La survie des plus belles

La beauté est-elle une construction culturelle ou une réalité universelle ? Pour ce qui est de l’attractivité physique des femmes, les chercheurs penchent aujourd’hui vers la seconde réponse. Certains standards comme la symétrie des traits et le rapport taille-hanche se retrouvent presque partout. Encore une influence de l’évolution sur les canons du désir humain… trop humain ?

C omme le remarque le psychologue David Buss, «beaucoup de gens défendent la position idéaliste selon laquelle les standards de beauté sont arbitraires, que la beauté est une question superficielle, que les cultures diffèrent totalement dans l’importance qu’elles donnent à l’apparence et que les canons occidentaux en la matière proviennent du lavage de cerveau des médias, des parents, de la culture ou de tout autre facteur de socialisation. Mais en fait, les standards de beauté ne sont pas arbitraires. Ils reflètent encore l’importance que nous accordons à la jeunesse et à la santé, donc à la valeur reproductive».

Le jugement peut sembler abrupt. Nous avons tous en mémoire les peintures de Rubens et leurs femmes aux formes très généreuses, sans grand rapport avec l’apparence quasiment anorexique des mannequins contemporains posées comme idéal de beauté. Mais l’honnêteté impose aussi de reconnaître que Rubens est le contre-exemple le plus fréquemment cité et que, de l’art antique à l’art moderne, les silhouettes idéalisées des hommes et des femmes restent dans des proportions que nous jugeons aujourd’hui encore communément désirables. Qui plus est, nous verrons que l’importance accordée au poids est le facteur le plus variable selon les environnements et les cultures.

L’importance croissante de l’apparence
Dans les sociétés occidentales, on accorde aujourd’hui plus d’importance à l’apparence physique que jadis. Dans un questionnaire américain standardisé, où l’échantillon peut noter de 0 à 4 selon ses priorités, les hommes notaient une « belle apparence » comme condition d’un bon mariage à 1,50 en 1939 et 2,11 en 1989. Pour les femmes, les réponses ont varié de 0,94 à 1,67.

Les deux sexes sont de plus en plus sensibles à la question, mais les hommes y attachent toujours plus d’importance que les femmes. Cela s’explique de deux manières.
D’une part, les stratégies sexuelles masculines et féminines divergent : les qualités les plus recherchées chez l’autre sexe varient en fonction de l’intérêt reproductif, les hommes accordant toujours plus d’importance à la beauté des femmes (en moyenne) et les femmes aux ressources des hommes (en moyenne également).

Les femmes seront sans doute de plus en plus sélectives
D’autre part, il existe un biais socio-économique et culturel certain. L’émancipation des femmes est récente et localisée. Longtemps, on ne s’est pas intéressé à la question par pudeur (ou pruderie). Autant les études psychométriques sont nombreuses sur l’évaluation masculine des femmes, autant elles restent relativement rares en sens inverse. Surtout, les hommes contrôlaient l’accès aux ressources principales dans les systèmes traditionnels patrilocaux. Si l’autonomie économique d’un nombre croissant de femmes se confirme, on peut prédire que la beauté du partenaire masculin deviendra un facteur de plus en plus important.

Dans le domaine psychologique, un trait est supposé avoir une base biologique quand il est universel, c’est-à-dire quand on le rencontre chez toutes les sociétés et l’immense majorité des individus. La beauté remplit ce critère. Dans toutes les cultures connues, il existe des différences d’attractivité physique allant du laid au beau. Certains traits sont unanimement célébrés. D’autres varient d’une société ou d’une époque à l’autre. Mais la distinction même du beau et du laid existe partout.

La démonstration du caractère probablement inné de cette distinction a été apportée par une expérience célèbre de Judith H. Langlois. La psychologue a montré à des enfants âgés de deux à trois mois et de six à huit mois des séries de portraits associés deux à deux. A chaque fois, les enfants se sont attardés un peu plus longuement sur le portrait jugé le plus beau par les adultes de leur société. Cette expérimentation est peu compatible avec l’idée selon laquelle les standards de beauté sont imposés progressivement au cours de l’enfance et de l’adolescence. Dans une autre expérience, des enfants de douze mois ont été mis en présence d’étrangers. Là encore, ils se sont montrés plus attentifs et joyeux, moins effrayés et distants avec les individus considérés comme physiquement attirant par les adultes.

La symétrie des traits, un canon universel
Qu’est ce qui détermine ainsi l’attirance physique ? De nombreuses études ont montré que la symétrie des traits (visage) et du corps est jugée attirante dans la plupart des cultures. C’est d’ailleurs un attribut de l’enfance, puisque les traits sont toujours plus réguliers dans les premières années de la vie, les différences s’accentuant autour de la puberté. De ce point de vue, de nombreuses études interculturelles montrent que les individus d’une ethnie ou d’une race donnée accordent une valeur de beauté sensiblement équivalente aux visages d’individus jugés beaux dans les autres ethnies ou les autres races.

La moyenne des visages ne fait pas un visage moyen
Une expérience singulière a démontré l’importance de la symétrie dans l’attractivité physique. J. H. Langlois et L.A. Roggman ont utilisé un logiciel permettant de composer sur ordinateur des visages à partir de la moyenne d’autres visages, par mélange des traits. Or, le visage moyen ainsi constitué est toujours jugé plus attractif que les autres. La raison en est simple : l’addition et le mélange de chaque trait tendent à éliminer les petites imperfections pour aboutir à un ensemble plus régulier et symétrique que les autres visages. Dans une autre étude anglaise, les chercheurs ont créé deux portraits : le mélange des visages de 60 femmes et le mélange des 15 visages jugés les plus beaux. Neuf hommes sur dix ont par la suite préféré le mélange des 15 plus beaux visages à celui des 60. Une autre expérience, menée par J.S. Pollard, a montré que cette loi se vérifie lorsque l’on mélange des portraits de différentes origines ethniques.

A dire vrai, l’importance de l’harmonie et de la symétrie des traits est connue des artistes depuis la Grèce antique. Mais pourquoi portons-nous ce jugement ? Selon le psychologue Steve Gangestad et le biologiste Randy Thornhill, la symétrie est corrélée à la santé dans le monde vivant. Les principales causes d’asymétrie sont les blessures et les parasites, qui affectent l’organisme de sa conception à sa mort. Chez les mouches-scorpions et les hirondelles, les mâles préfèrent eux aussi les femelles symétriques. Chez l’homme et chez les femmes, des mesures de symétries autres que celle du visage (longueur et forme des oreilles, mains, pieds) sont aussi corrélées positivement à la beauté des traits.

La beauté humaine ne se juge pas seulement au visage : la silhouette importe également. Ainsi que certains du corps. De nombreuses cultures valorisent des régions particulières (lèvres, yeux, oreilles, seins, organes génitaux). Et l’on trouve toujours des exceptions locales. Les hommes Azande (Soudan) et Ganda (Ouganda) préfèrent ainsi les seins longs et pendants, alors que la préférence masculine la plus courante en ce domaine est le sein large et surtout ferme. De manière générale, le dimorphisme sexuel humain est orienté selon un gradient Nord-Sud : plus on se rapproche de l’Equateur, plus les différences sont marquées entre les sexes (volume des seins, rapport taille-hanche des femmes, rapport taille-torse des hommes) et plus cela influence les canons du désir ; plus on remonte vers le Nord et moins c’est le cas.
Dans l’ensemble, les extrêmes sont écartés des standards de beauté. Les personnes très maigres ou très grosses par rapport à la moyenne de leur population d’origine sont jugées en moyenne moins attirantes que les autres.

Le poids est le facteur le plus variable
L’indice de masse corporelle idéal (poids en kilogrammes divisé par le carré de la taille en mètre) se situe dans les sociétés occidentales entre 18 et 21, les femmes préférant en moyenne un IMC plus faible que les hommes.

Mais le poids est d’un jugement très variable en fonction des ressources et des hiérarchies sociales. Dans les sociétés préindustrielles où les ressources sont rares, un surpoids est généralement préféré car il est synonyme de santé et de richesse.

Inversement, dans les sociétés industrialisées où la nourriture est très abondante, la minceur est privilégiée, sans doute pour les mêmes raisons (en Occident, obésité et surcharge pondérale frappent plus souvent les classes socio-économiques inférieures).

Au-delà du poids, la psychologue Devendra Singh a découvert un invariant très répandu : le rapport taille hanche (waist-to-hip ratio). Comme dans la symétrie, c’est un certain rapport de proportionnalité et d’harmonie qui semble apprécié. Une enquête sur plusieurs milliers d’hommes d’âge différents (18 à 86 ans) et de cultures différentes montre que le ratio idéal se situe entre 0,6 et 0,8. Cyndy Crawford (0,69), Claudia Schiffer (0,67) et Marilyn Monroe (0,61) sont dans la cible… Tout comme les femmes posant dans le magazine Playboy et les gagnantes de trente années de prix de beauté américains, dont le rapport taille-hanche a été lui aussi calculé.

Dans une autre étude, Ronald Henss a mis au point un logiciel permettant aux sujets de faire varier à volonté ce rapport taille-hanche, chacun devant s’arrêter à la silhouette jugée idéale. Les résultats obtenus variaient à nouveau entre 0,7 et 0,8, chez les femmes comme chez les hommes.

Ratio taille-hanche : un indicateur de jeunesse et de santé
On ne connaît pas vraiment les raisons pour lesquelles un rapport taille-hanche de 0,7 est préféré par les hommes.

Selon l’hypothèse avancée par David Buss, il pourrait s’agir d’une préférence évolutive pour les femmes n’ayant pas connu de grossesse – celle-ci étant connue pour altérer rapidement et souvent irrévocablement ce fameux rapport taille-hanche. On sait par ailleurs que l’accumulation des graisses dans les adipocytes tend à augmenter régulièrement avec l’âge, de sorte qu’un rapport taille-hanche assez faible est aussi souvent synonyme de jeunesse.
Il semble que la silhouette idéale, tout comme la symétrie des traits, a enfin un rapport avec la santé. Ainsi, quand on demande à des sujets de plusieurs âges et cultures de classer des individus selon leur « bonne santé » présumée, ils choisissent en général dans le rapport 0,6-0,8 qui forme la norme d’attractivité.

Ces travaux doivent-ils désespérer les jeunes filles ne répondant pas à tous les critères universels de beauté ? Rien n’est moins sûr… même si l’immense marché économique des cosmétiques, des régimes, de la chirurgie esthétique et des remèdes anti-âges s’appuie sur cette intuition féminine.

Nous avons vu que la « programmation » biologique à reconnaître le beau n’est pas stricte : elle varie aussi en fonction de certains facteurs socio-économiques et environnementaux. Qui plus est, la beauté et le charme n’obéissent pas aux mêmes lois. Il arrive souvent que de petites imperfections ou encore des traits particuliers soient jugés très séduisants. Les lois de l’attraction humaine ont sans doute une complexité infinie…

Pour aller plus loin
Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, Odile Jacob.
David M.Buss, The Evolution of Desire.Strategies of Human Mating, Basic Books.
Nancy Etcoff, Survival of the Prettiest.The Science of Beauty, Little, Brown and Co.

mercredi 27 novembre 2002

L’évolution des stratégies sexuelles


Si Darwin a découvert le principe de la sélection sexuelle, il n’en a pas déchiffré toutes les lois. En fait, la communauté scientifique n’est parvenue à un relatif consensus à ce sujet que dans les trente dernières années.

Sous l’influence de quelques auteurs (George William, William Hamilton, Robert Trivers, Edward Wilson, Tim Clutton-Brock…), la théorie néo-darwinienne a été jusqu’au bout de sa logique : la compétition pour la survie, pour les ressources et pour la reproduction concerne certes des individus, mais ces individus transmettent en tout et pour tout des gènes, par le biais de leur descendance. L’aptitude darwinienne (fitness) se mesure donc en premier lieu par la capacité de réplication des gènes à travers les générations.

Quand on dit que le « but » d’un gène est de se reproduire, on n’entend pas bien sûr que le gène pense de lui-même à fabriquer un maximum de copies. Les gènes fabriquent des véhicules qui tendent, eux, à se reproduire. Une bactérie le fait en se posant un minimum de questions, si l’on peut dire, mais ce n’est pas le cas à mesure que le système nerveux central se développe dans l’évolution, que les modes de reproduction varient (invention du sexe) et que les véhicules, de plus en plus complexes et coûteux en énergie, doivent tenir compte des contraintes de leur environnement. Le gène ne peut pas exister sans l’individu (cellule ou organisme) qui le transmet. La valeur adaptative de l’individu est donc le seul chemin pour la postérité réplicative de ses gènes.

Le « point de vue du gène », adopté par la nouvelle théorie de l’évolution, est mathématiquement et biologiquement vrai, mais il n’en reste pas moins qu’à chaque génération de l’évolution, les organismes entiers, c’est-à-dire les individus, sont les conditions nécessaires de réplication des gènes : la sélection s’exerce sur eux en première instance, sur les gènes en deuxième instance. La sexualité et la reproduction sont, bien sûr, l’occasion d’une intense sélection. De ce point de vue, le comportement des mâles et des femelles n’est pas le même dans la plupart des espèces, y compris chez la nôtre. De même, les stratégies reproductives des espèces diffèrent.

Stratégie [r], stratégie [K] : qualité ou quantité ?
La notion de stratégies [r] et [K] a été proposée par Robert MacArthur, voici une quarantaine d’années, dans le cadre d’une approche mathématique de la biologie des populations. Elle a ensuite été généralisée par E.O. Wilson. Par [r], MacArthur désigne le taux intrinsèque de croissance d’une population, sans inclure les limites imposées par l’environnement. Il s’agit bien sûr d’une valeur abstraite, ne tenant pas compte de la réalité (toute population rencontre un jour ou l’autre des contraintes de milieu). Par [K], MacArthur désigne la capacité de maintien, c’est-à-dire la taille maximale qu’une population peut atteindre et maintenir dans un habitat particulier sans en épuiser les ressources au point de devoir ensuite diminuer.
Une espèce sera dite stratégie [r] si la sélection naturelle lui a permis de maximiser [r] dans son environnement. Concrètement, cela se traduit par un grand nombre de descendants, un faible investissement parental dans la survie de chaque descendant, une grande mortalité infantile, une vie courte, un développement rapide, une reproduction précoce, une mortalité adulte importante, une faible compétition intraspécifique, etc. Un modèle vivant : l’huître. Elle pond des centaines de millions d’oeufs dont quelques milliers seulement pourront croître.
Une espèce sera dite stratégie [K] si la sélection naturelle l’a contrainte à limiter le nombre de descendants dans un environnement donné et à en optimiser l’appropriation des ressources. Concrètement, cela se traduit par un faible nombre de descendants, un fort investissement parental dans la survie de chaque descendant, une mortalité infantile moindre, une vie longue, un développement lent, une reproduction retardée, une compétition intraspécifique forte, une mortalité adulte sévère mais diversement répartie, etc. Un modèle vivant : le gorille. Il n’a que quelques descendants dont la survie dépend des soins et de la défense du territoire, ainsi que d’un approvisionnement constant en ressources alimentaires demandant un effort de cueillette.

Bien sûr, [r] et [K] forme un continuum et la place d’une espèce y est toujours relative : le lapin est [K] par rapport à l’huître mais [r] par rapport au gorille. De manière générale, les insectes sont plutôt [r] et les mammifères plutôt [K]. Au sein d’une espèce, il peut exister de même une variation entre individus et entre groupes d’individus (toujours en fonction des contraintes d’environnement).

Chez l’homme, le comportement devient stratégie
Cette théorie a connu plusieurs critiques. La plus pertinente, formulée par Stephen Stearns, consiste à montrer que [r] est un paramètre de population pur alors que [K] est un paramètre composite (population-environnement-interaction). On peut à la rigueur démontrer une sélection pour [r] (soit une extension maximale du nombre de descendants), mais la sélection contraire pour [K] est une pétition de principe qui inclut dans sa définition ce qu’elle devrait d’abord démontrer (l’existence d’un environnement stable et limité impliquant un rapport direct et mesurable entre taux de mortalité et densité de population). Toutefois, des formalisations plus complexes d’écologie comportementale montrent la théorie [r-K] reste un cadre valable pour analyser le comportement reproductif. On considère surtout que certaines de ses composantes, comme l’investissement parental et la stratégie alimentaire, possèdent de fortes valeurs adaptatives. Dans le cadre de l’espèce humaine, les stratégies [K] et [r] doivent bien sûr inclure la prévisibilité de l’environnement, puisque l’homme est un animal conscient. Enfin, il faut avoir en tête qu’il s’agit d’outils statistiques valables pour analyser l’évolution des populations, et non le comportement de tel ou tel individu en particulier.

Par ailleurs, nous parlons ici de « stratégies », et non de « comportement ». La stratégie [r] d’une huître est en fait un anthropomorphisme, impropre à désigner le comportement réel de l’huître (comme de ses gènes). En revanche, la stratégie [K] d’un être humain est une réalité, dans la mesure où il possède la capacité d’observer son milieu social et naturel, de comptabiliser ses ressources, de maîtriser sa procréation, d’anticiper son avenir et celui de ses enfants, d’évaluer les attitudes des autres.

Investissement parental : les sexes divergent
En 1966, George C. William soulignait : « Le rôle essentiel d’un mammifère mâle peut s’arrêter avec la copulation, qui demande une dépense négligeable en énergie et en matière de sa part, et seulement une perte momentanée d’attention pour ce qui concerne sa sécurité et son bien-être. La situation est très différente pour la femelle, pour qui la copulation peut signifier un engagement pour une charge prolongée, au sens mécanique et physique, avec le stress et les dangers attenants ».

A partir de cette intuition initiale, Robert Trivers a fondé en 1972 la théorie de l’investissement parental. Du point de vue darwinien, le succès dans la copulation ne signifie pas le succès dans la reproduction : outre que le mâle doit s’assurer que la femelle reçoit ses spermatozoïdes et non ceux d’un concurrent, il faut aussi que la descendance qui en résulte survive à son tour. Le succès reproductif d’un individu est donc toujours la combinaison de deux processus distincts : la conquête du partenaire (temps et énergie dépensés pour séduire) et l’investissement parental (temps et énergie dépensés pour prendre soin de la descendance).
Comme dans le cas des stratégies [r] et K], chaque individu a le choix entre deux options : investir dans la conquête d’un maximum de partenaires ou dans le soin maximum à ses enfants. Cet investissement parental est bien sûr influencé par les capacités de reproduction de chaque sexe. Le sexe qui a le plus haut potentiel reproductif aura tendance à privilégier la recherche du plus grand nombre de partenaires, tandis que l’autre sera porté à augmenter l’investissement parental. Ce schéma est d’autant plus vrai que les soins des deux parents ne sont pas nécessaires à la survie des enfants.

La dissymétrie entre sexes commence avant même la procréation, au niveau de la formation des cellules reproductrices. La première différence entre la femelle et le mâle tient ainsi à l’investissement en énergie et en temps qu’ils consentent pour développer leur gamète. Dans l’espèce humaine comme chez la plupart des mammifères, l’ovule est gros et rare ; le spermatozoïde minuscule et abondant.

Pour une dépense nutritive et énergétique équivalente, la femme produit un ovule par mois, l’homme plusieurs millions de spermatozoïdes par jour. Par ailleurs, la gestation interne et la lactation des mammifères demandent à la femelle des sacrifices que le mâle ignore.

Dans 95 % des cas, la femelle s’occupe des descendants
Ces différences expliquent la manière dont les sexes envisagent l’accouplement et les soins parentaux. On a ainsi montré que dans 95 % des espèces mammifères connues, les femelles s’occupent des soins parentaux. Il est intéressant de noter que les primates (et la plupart des espèces carnivores) se singularisent par des soins paternels plus prononcés, présents dans 30 à 40 % des espèces (dont l’homme, bien sûr).

On comprend aisément que la polygamie et la monogamie s’inscrivent dans l’éventail des stratégies procréatives liées à l’investissement parental. La monogamie est le régime qui maximise cet investissement de la part des deux parents (et qui a, de ce fait, la préférence des femmes). La polygynie institutionnalise au contraire la stratégie sexuelle la plus favorable aux mâles, du moins aux mâles dominants, qui consiste à multiplier les partenaires (avec, toutefois, la contrainte d’une plus importante recherche de ressources).

On appelle sex ratio opérationnel (SRO) le ratio entre mâles sexuellement actifs et femelles sexuellement actives à un moment donné et sur un espace donné du territoire de reproduction. Chez certaines espèces, le SRO est influencé par la réceptivité des femelles, c’est-à-dire la période ovulatoire où se manifestent des signes (turgescences, postures, phéromones) d’invitation à la copulation.

Chez l’homme, contrairement à beaucoup d’autres espèces, l’ovulation de la femelle n’apparaît au mâle ni par des changements physiologiques externes (rougissement de la vulve, par exemple), ni par des messages chimiques perceptibles (phéromones). L’homme ne sait donc jamais avec précision quand une femme est susceptible d’être fécondée. D’autant que celle-ci tend à se montrer sexuellement réceptive et attractive tout au long de son cycle menstruel.

La femme cache sa période fertile
Cette double caractéristique — ovulation cachée, réceptivité permanente — a sans doute joué un rôle non négligeable dans l’évolution des hominidés. Deux hypothèses s’affrontent à ce sujet : le père au foyer ou les amants multiples.

Pour les biologistes Richard Alexander et Katharine Noonan, l’ovulation discrète a favorisé la monogamie : pour s’assurer qu’il est bien le père de sa progéniture et chasser d’éventuels concurrents, l’homme a dû rester plus souvent auprès de sa compagne. Une astreinte qui a bien sûr été rendue plus agréable par le fait que la femme est toujours sexuellement réceptive. C’est la théorie du père au foyer.

La primatologue Sarah Hrdy préfère quant à elle l’hypothèse des amants multiples. On sait depuis peu qu’outre l’homme, de nombreuses espèces — lion, lycaon, chimpanzé, gorille — pratiquent l’infanticide : lorsqu’un mâle a affronté victorieusement un concurrent et prend possession de son harem, il n’est pas rare qu’il tue tous les nouveau-nés. Ce faisant, il supprime d’un même geste les derniers vestiges génétiques de son prédécesseur et la lactation de la mère, ce qui déclenche un nouveau cycle ovulatoire.

Selon S. Hrdy, l’ovulation cachée de la femme et sa réceptivité sexuelle permanente lui permettent de coucher avec plusieurs mâles sans qu’aucun d’entre eux n’ait une complète certitude de sa paternité. Ce doute diminue d’autant le désir d’infanticide du mâle. De plus, les copulations multiples (courantes chez nos plus proches cousins chimpanzés et bonobos) favorisent la « compétition du sperme » et augmente la probabilité d’être fécondé par le meilleur géniteur. En d’autres termes, au cours de l’évolution humaine, la femme a eu tous les atouts darwiniens pour que son infidélité soit payante : les ressources et la protection du père officiel, les qualités du père biologique…

En fait, comme le souligne le physiologiste Jared Diamond, ces deux théories ne s’annulent pas forcément. « Chez l’ancêtre commun des hommes, des gorilles et des chimpanzés, les femelles masquant le mieux leur ovulation et évitant ainsi l’infanticide ont eu une descendance plus importante. Lorsque ce caractère s’est fixé, les femelles ont pu l’utiliser pour s’attacher un partenaire afin de bénéficier en permanence de sa protection ».
La plupart des espèces primates vivent dans des systèmes sociaux complexes. La sélection sexuelle, c’est-à-dire la poursuite de son intérêt reproductif par chaque sexe, a une influence notable sur l’organisation des relations sociales.

Choix de la femelle et compétition entre mâles
Chez les espèces non monogames (chimpanzés, bonobos, macaques, mandrills, babouins…), la compétition entre mâles pour obtenir la dominance du groupe et l’accès aux femelles est un trait permanent, que cette compétition concerne des individus ou des coalitions d’individus. A défaut de pouvoir bloquer l’accès aux ressources, les mâles dominants visent au contrôle social et sexuel des autres membres du groupe, quel que soit leur sexe, avec une attention plus sévère pour les femelles lorsqu’elles sont en période réceptive, c’est-à-dire féconde. La dominance est alors souvent corrélée aux taux d’hormones mâles (testostérone) et se traduit par un dimorphisme important entre les sexes.

Les tests génétiques de paternité effectués par les chercheurs sur les singes ont démontré que cette stratégie est payante. Une étude de 11 années sur des babouins a par exemple abouti à la conclusion que le mâle alpha (dominant), appelé Radi, était bien le père de 81 % des descendants nés durant ses quatre années de règne. Avant et après son accès à la domination du groupe et du territoire, Radi n’avait participé qu’au cinquième des naissances…
La stratégie de la dominance sociale n’est pas la seule que l’on observe chez les espèces primates. Les mâles situés à un moindre rang dans la hiérarchie peuvent profiter du choix des femelles soit pour tromper le dominant, soit pour fonder des unions monogames plus durables. Les deux sexes en bénéficient. Le mâle évite ainsi le risque de non descendance que fait planer sur lui la domination de l’individu alpha. Les femelles, en entretenant des relations plus durables avec un mâle, minimise les risques physiques dans les périodes de conflits sociaux et augmente l’investissement parental dans sa descendance.

Le choix des femelles primates est important
Le choix des femelles (deuxième dimension de la sélection sexuelle après la compétition entre mâle) joue aussi un rôle important chez les primates. En règle générale, les femelles choisissent d’entretenir des relations amicales (et amoureuses) avec les mâles situés à une place élevée de la hiérarchie. Inversement, les mâles dominants sont très peu sélectifs dans le choix des partenaires et recherchent avant tout la quantité. Chez 16 espèces de primates, on note aussi des compétitions femelle-femelle, entre individus ou coalitions. L’objet de ces agressions, toujours moins violentes que chez les mâles, peut être la défense des ressources, la protection des enfants ou le maintien dans la hiérarchie sociale (c’est-à-dire restriction d’accès au cercle du mâle dominant).

Le dimorphisme sexuel est moins marqué chez l’homme que chez les autres espèces primates. Chez les australopithèques, la taille des femelles semblait varier de la moitié aux trois-quarts de celle des mâles, et la différence a diminué avec l’apparition des premières espèces humaines. Alors que la taille des canines est un bon indicateur de dimorphisme chez les primates, on ne note qu’une faible variation entre les deux sexes chez les humains (105 %, contre 128 % chez les Australopithèques). La différence de taille, de poids et d’agressivité entre les deux sexes est néanmoins toujours vérifiée, depuis les Homo habilis jusqu’au Homo sapiens actuel.

La division du travail a sans doute été influencée par le dimorphisme sexuel au cours de l’évolution humaine. Aujourd’hui, quelques dizaines d’ethnies seulement subsistent de la chasse, de la cueillette ou de la pêche. Les plus connues sont les ! Kung du désert de Kalahari (Bostwana), les Pygmées de la forêt Ituri (Zaïre) et les Inuits de l’Alaska et du Nord du Canada. Si leur régime de subsistance nous paraît exotique, il faut se souvenir qu’il a été celui de l’humanité pendant plusieurs centaines de milliers d’années.

La cueillette, couramment pratiquée par les primates, n’a rien de spécifiquement humain. Selon l’anthropologue Robert Martin et le paléontologue Richard Leakey, l’apport régulier de viande a en revanche été une condition nécessaire de l’évolution humaine : « La viande représente une source concentrée de calories, de protéines et de graisse. Ce n’est qu’en ajoutant une proportion significative de viande à son régime que le premier Homo a pu se permettre d’avoir un cerveau dépassant par le volume celui des australopithèques ».
La chasse contribua à modifier non seulement le régime alimentaire, mais aussi le comportement social des premiers hommes. Elle incite en effet à systématiser le partage de nourriture, le partage des risques et l’organisation des campements itinérants. Elle a donc partie liée avec le développement du langage, de la réciprocité sociale, des rapports territoriaux de voisinage et des capacités intellectuelles. Dans l’ensemble des sociétés de chasseurs-cueilleurs existant encore aujourd’hui, la chasse est une activité à dominante masculine alors que la cueillette est plus partagée. Une étude menée en 1989 par L. Betzig a montré que l’incapacité d’un homme à pourvoir sa famille en ressources alimentaires est encore une cause légitime de divorce dans 21 sociétés traditionnelles.

Hommes et femmes aujourd’hui
On pourrait croire que les principes de la sélection sexuelle sont désormais absents de nos sociétés industrialisées. Ce serait oublier une évidence : si nos corps vivent dans le confort inédit des villes modernes et des sociétés ouvertes, nos gènes ont aussi été sélectionnés dans les savanes du Pléistocène, à l’époque où les hommes vivaient en petits groupes fermés.
La recette pour plaire à l’autre sexe est simple et connue : il vaut mieux être beau, riche et en bonne santé… Depuis une vingtaine d’années, d’innombrables études ont été menées à travers le monde pour déterminer les critères masculins et féminins de sélection du partenaire occasionnel comme du conjoint. La plus complète à ce jour est celle dirigée par le psychologue David M. Buss, de l’université du Michigan (Etats-Unis). A l’aide de 50 collaborateurs appartenant à 37 cultures différentes localisées sur six continents et cinq îles, Buss a interrogé plus de 10 000 individus à travers le monde. « Ce que j’ai découvert n’est pas toujours très joli, confie-t-il. J’aurais préféré que les manipulations, les compétitions et les conflits soient absents de la sexualité humaine. Mais après tout, un scientifique n’est pas obligé d’aimer ce qu’il découvre ! »
Lorsqu’on leur demande les qualités du partenaire idéal, les hommes et les femmes donnent en moyenne les deux mêmes critères en première position : d’abord la gentillesse et l’empathie ; puis l’intelligence. Ces trois facteurs sont remarquablement cohérents avec notre passé d’espèce sociale et consciente. Ensuite, les choses commencent à changer. En troisième position, les hommes placent la beauté physique, alors que les femmes la mettent en sixième position seulement. La richesse ou la capacité à s’enrichir arrive en huitième position chez les femmes, mais en onzième seulement pour les hommes. Ces derniers sont plus attachés au désir d’enfant de leur compagne (huitième place, dixième chez la femme).

Une des conclusions les plus remarquables de l’analyse menée par Buss concerne l’existence de certains critères universels, indépendants de la diversité des cultures et donc a priori enracinés dans la nature humaine elle-même. Parmi ses résultats, il en est quelques-uns qui se retrouvent systématiquement dans les 37 cultures étudiées. Les femmes accordent toujours plus d’importance que les hommes à la richesse et à la position sociale — que les pays soient pauvres ou riches, ouverts ou fermés au travail féminin, développés ou non. Les hommes désirent partout deux qualités essentielles, moindrement mises en avant par les femmes : la jeunesse et la beauté.

Pour D. Buss, comme pour la plupart des scientifiques qui se sont penchés sur la question (L. Cosmides, J. Tooby, M. Cuningham, B. Smuts), ces choix trouvent leur fondement dans l’histoire évolutive de notre espèce : le mâle recherche la femelle qui lui accordera la meilleure descendance (jeunesse et beauté comme critères sélectifs) ; la femelle recherche le mâle qui s’investira le plus dans sa protection et sa subsistance (richesse et dominance). On est loin de Tristan et Yseult…

mardi 19 novembre 2002

Le mythe de la monogamie


Nous vivons dans une société légalement et culturellement monogame.Pourtant, la grande majorité des cultures humaines passées ou présentes tolère ou reconnaît la polygamie. Celle-ci est d’ailleurs le régime sexuel le plus répandu dans la nature.En réalité, les chercheurs ont pris l’habitude de dissocier deux formes de monogamie : sociale (vivre toujours ensemble) et sexuelle (copuler toujours avec le même partenaire). Il semble bien, chez l’espèce humaine comme les autres, la monogamie sexuelle est un mythe. Y compris… dans les sociétés officiellement monogames !

Le sexe dans la nature : quatre régimes
On trouve dans la nature quatre principaux régimes sexuels. La promiscuité, répandue chez les mammifères et les insectes, désigne le système où les mâles et les femelles s’accouplent sans établir de véritables associations. L’orgie permanente, en quelque sorte. La polygynie est également fréquente dans l’ordre des mammifères, où le mâle dominant du groupe s’entoure d’un harem tantôt égalitaire, tantôt hiérarchisé (avec une femelle de haut rang). Quant à la monogamie, elle est rare chez les mammifères, mais domine très largement chez les oiseaux (plus de 80 % des espèces), ce qui s’explique par l’immaturité des nouveau-nés et un important niveau métabolique : une famille monoparentale aurait peu de chance de survie. Mais attention : la monogamie sociale ne signifie pas monogamie sexuelle (voir article). La plupart des singes anthropoïdes — gorilles, chimpanzés, babouins — sont polygynes, à l’exception des orangs-outangs, dont les mâles et les femelles vivent en solitaire, et des gibbons, qui sont monogames intermittents.

George Bernard Shaw, connu pour son esprit ironique et tranchant, a dit un jour : «La moralité consiste à soupçonner les autres de ne pas être légalement mariés». Le fait est que dans les sociétés occidentales d’inspiration judéo-chrétienne, la monogamie fait partie des modèles de vertu et de morale. Pourtant, comme le soulignent le zoologiste David P. Barash et la psychiatre Judith E. Lipton, non sans humour eux aussi : «Si les enfants vivent dans l’enfance, les adultes vivent… dans l’adultère !».

Dans presque toutes les sociétés humaines, les relations dans un couple constitué présentent des caractéristiques similaires : continuité dans le temps, obligations mutuelles, sanction en cas de fautes, disponibilité sexuelle de chaque conjoint envers l’autre, statut reconnu des enfants. Bien sûr, certaines sociétés tribales ignorent ce que d’autres appellent le mariage. En revanche, une alliance formelle entre (au moins) un homme et (au moins) une femme forme un universel.

Ue alliance durable, rare dans la nature
Comme le soulignent Martin Daly et Margo Wilson, «il est bon de se rappeler que dans une grande majorité des espèces mammifères, une telle alliance entre sexe est soit absente, soit une affaire très temporaire. Il est particulièrement rare qu’une alliance persiste au-delà de la gestation et de la lactation, alors que ce cas est courant dans les sociétés humaines». Nous avons donc affaire à une particularité de notre espèce, probablement inscrite dans sa constitution biologique (puisque toutes les cultures de toutes les époques connues la pratiquent), mais un peu différente de la « norme » animale.

Toutefois, l’alliance à la fois sociale, sexuelle et reproductive entre un seul homme et une seule femme n’a rien d’universel ni d’éternel. On peut bien sûr en faire un choix personnel, culturel ou religieux : mais cette option ne peut prétendre s’imposer par elle-même comme la plus « normale ».

La polygynie, régime le plus fréquent
La polygynie est aujourd’hui le système le plus répandu à travers le monde. Sur 849 cultures, 708 (83 %) tolèrent les relations sexuelles entre un homme et plusieurs femmes. 137 sont monogames et 4 sont polyandres, c’est-à-dire autorisant la liaison d’une femme avec plusieurs hommes.

Dans les systèmes où la polygynie est traditionnellement acceptée (et non seulement tolérée), soit 377 sociétés, l’homme emménage avec une femme et ses sœurs dans 20 % des cas (74 sociétés). Dans cette hypothèse, il arrive quatre fois sur cinq que tous vivent sous le même toit. En revanche, dans les cultures où la polygynie ne concerne pas des sœurs, l’homme entretient plus souvent plusieurs foyers distincts (68 % des cas, représentant 207 sociétés).
Le point est intéressant à noter, car la polygamie n’est pas du tout un régime conjugal accepté avec joie par les femmes. Les données ethnographiques témoignent au contraire de la vive jalousie, voire de la violence produite par ce système. Cela explique sans doute en partie les domiciles majoritairement séparés des épouses. Et peut-être aussi le fait que les polygamies sororales acceptent mieux un même toit : la proximité génétique des sœurs diminue en effet la dimension biologique de la jalousie (que le père investisse du temps, de l’énergie et des ressources dans une progéniture génétiquement éloignée).

Il est important de souligner que la monogamie de fait reste le cas le plus fréquent, même dans les sociétés qui tolèrent ou reconnaissent la polygynie et la polyandrie. La principale raison en est sans doute la difficulté économique à entretenir plusieurs femmes, surtout dans les sociétés tribales ou traditionnelles. Le phénomène a sans doute été comparable dans l’évolution de l’espèce humaine tout au long du Pléistocène. Depuis trois millions d’années, on note ainsi que le dimorphisme sexuel (différence de stature homme-femme) tend à diminuer par rapport à nos plus proches cousins primates. Il en résulte une moindre tendance à la compétition entre mâles pour dominer le groupe, et cela d’autant plus que les ressources sont rares ou incertaines dans l’environnement.

Polygamie et dominance sociale
La polygamie ritualisée telle que nous nous la représentons souvent (dans le monde arabe ou dans certaines anciennes aristocraties, chinoise par exemple) est probablement une invention relativement récente, datant du néolithique.

Un régime polygame suppose en effet que certains hommes puissent accaparer de vastes ressources au détriment des autres, ce qui est plus fréquent avec la sédentarité, l’élevage et l’agriculture. La société la plus proche des conditions de vie paléolithique, les ! Kung San du désert Kalahari, tolèrent la polygamie, mais celle-ci ne concerne que 5 % des hommes mariés. Ceux-ci ont très rarement plus de deux femmes.

La polygynie est un régime étroitement corrélé à la dominance de certains hommes sur les autres : nous sommes ici dans la logique de la compétition mâle-mâle propre à la sélection sexuelle en régime polygyne et patrilocal (c’est-à-dire : le domicile du couple est celui de l’homme, non de la femme qui se déplace à l’occasion du mariage ou de l’alliance).
Le nombre de femmes et d’enfants est donc proportionné à la capacité différentielle d’acquisition des ressources, de protection des biens et des personnes. Une étude menée par S.F. Faux sur les communautés mormones de l’Utah (Etats-Unis) montre par exemple que les dirigeants de l’Eglise avaient en moyenne, au XIXe siècle, 5 femmes et 25 enfants, tandis que les polygames non membres de la hiérarchie avaient en moyenne 2,4 femmes et 15 enfants, les couples monogames n’ayant que 6,6 enfants.

Comme le résume David Geary, professeur de psychologie et d’anthropologie à l’Université du Missouri (Columbia), «dans les sociétés pré-industrielles, les hommes polygynes sont typiquement en situation de domination sociale et de meilleure santé par rapport au reste de la communauté et ils ne forment guère plus de 15 % des hommes».

Polyandrie : des cas rares
La polyandrie ne concernerait aujourd’hui que quatre à dix cultures dans le monde, selon que l’on inclut des multi-paternités symboliques. Dans la plupart cas, il ne s’agit pas d’un système exclusif : la monogamie et la polygynie sont également pratiquées et reconnus. La polyandrie existe en Afrique (Niger), en Amérique latine (Venezuela, Paraguay) et dans le sous-continent indien (Inde, Tibet).

Dans le cas africain, il s’agit d’un système d’alliance où une femme est mariée aux hommes de plusieurs clans, sans nécessairement les connaître. Dans le cas asiatique, la polyandrie a souvent pour origine une adaptation aux ressources. Les Pahari, dans le Nord de l’Inde, doivent par exemple acheter une femme par le système de la dot, ce qui les oblige à se «cotiser» entre frères. Il peut en résulter des groupes matrimoniaux complexes de «polygynandrie». Chez les Tre-Bas du Tibet, la polyandrie est pratiquée lorsqu’une famille n’a que des filles et aucun fils. Par ailleurs, le système semble s’être instauré pour éviter la partition des propriétés et maintenir une seule maisonnée, même si les frères se trouvent alors dans l’obligation de vivre avec une seule femme au foyer.

La polyandrie est aussi avantageuse pour les enfants, puisque ceux-ci ont plusieurs pères apportant des ressources. Environ 60 % des enfants nés dans la tribu Ache (Paraguay) ont un ou deux pères secondaires. Dans la tribu Bari (Venezuela), l’anthropologue Stephen Beckerman a analysé le taux de survie des enfants en fonction du système conjugal. Sur 194 enfants ayant plusieurs pères, 80 % survivent à l’âge de 15 ans. Ce taux chute à 64 % pour les 628 enfants de familles monogames. Dans aucune société connue on ne trouve la polyandrie conçue comme système de «domination féminine» ou de «matriarcat».

Les deux monogamies : sociale et sexuelle
Comme nous l’avons souligné, la monogamie est particulièrement rare dans la nature. Sur plus de 4.000 espèces mammifères connues, par exemple, la monogamie n’en concerne qu’une douzaine. Parmi les primates, nos plus proches cousins, on ne note que deux espèces de singe du Nouveau Monde, assez éloignées de l’homme sur l’arbre généalogique du vivant. Aucun des grands singes ne pratique la monogamie : bonobos, chimpanzés, gorilles, orang-outans possèdent des mœurs sexuelles variées, entre harem à mâle dominant, panmixie et liaisons occasionnelles à monogamie provisoire.

La monogamie humaine, fondée sur l’alliance stable durable d’un homme et d’une femme, paraît donc très exceptionnelle. Seul le règne aviaire semble partager cette tendance, puisqu’un nombre conséquent d’oiseaux sont réputés monogames.

Toutefois, il est nécessaire à ce stade de quitter l’ethnologie pour rejoindre la biologie. On a découvert voici quelques décennies le principe de l’empreinte ADN : ce sont des régions microsatellites hypervariables du génome, qui définissent l’identité génique de chacun, tout comme l’empreinte digitale sert à reconnaître la morphologie unique de nos doigts.
Depuis une dizaine d’années, les tests d’identité génétique sont devenus courants et accessibles. Notamment pour les chercheurs de terrain – écologistes, éthologistes, sociobiologistes – qui étudient le comportement des animaux. Or, à leur grande surprise, les enfants présumés d’espèce monogame se sont souvent révélés… nés de père inconnu !

Ce qui a conduit les chercheurs à distinguer deux types de monogamies fort différentes :
- la monogamie sociale désigne deux individus de sexe opposé qui vivent ensemble, habitent la même zone de territoire (ou le même nid), cherchent des ressources ensemble, copulent ensemble.
- la monogamie sexuelle désigne les individus qui remplissent les obligations de la monogamie sociale et sont strictement fidèles au point que leur descendance est sûre de transmettre leurs gènes.

La monogamie sociale est rare dans la nature ; la monogamie sexuelle n’existe tout simplement pas. Voilà que ce D. Barash et J. Lipton ont appelé : le «mythe de la monogamie». Il n’est sans doute aucune espèce connue à ce jour dont on puisse dire : la probabilité que cet enfant résulte de ces deux parents monogames est de 100 %. Cela ne signifie pas que les espèces monogames se reproduisent au hasard, ce qui serait génétiquement équivalent à une population sexuellement panmictique. Simplement, dans toutes les espèces pratiquant la monogamie sociale, les mâles et les femelles ont une tendance à l’infidélité sexuelle qui exclut la certitude sur l’identité génétique de leur progéniture.

Voilà pourquoi les journaux spécialisés en éthologie et sociobiologie publient désormais des articles triomphants sur la rareté relative de l’« extra pair copulation » (EPC : copulation hors couple, par opposition à l’IPC, intra-pair copulation) chez des espèces dont on pensait, voici encore dix ou quinze ans, qu’elles étaient socialement et sexuellement monogames.

Infidélités humaines, trop humaines…
La première objection qui vient à l’esprit est : la vie des oiseaux, des primates et des insectes est certes passionnante, mais l’homme est tout de même une espèce très particulière, sans rapport aucun avec ces animaux privés de conscience.

Hélas, dans le domaine sexuel, les différences s’estompent parfois. Un exemple simple : les tests de paternité dont nous avons parlé (empreinte ADN) sont très pratiqués chez les humains, notamment aux Etats-Unis. En 1999, sur 250.000 tests effectués, on a constaté que la paternité légale n’est pas la paternité biologique dans… 28 % des cas !

Ces chiffres doivent bien sûr être pondérés, car les tests sont souvent demandés en cas de doute. L’échantillon est donc biaisé. Toutefois, on estime aujourd’hui qu’entre 5 et 10 % des naissances sont adultérines dans les sociétés occidentales.

Ces données sont cohérentes avec les nombreuses enquêtes sur la sexualité, dont les plus importantes sont souvent aussi les plus anciennes. Dans les études qualitatives comme dans les questionnaires quantitatifs, les hommes affirment toujours avoir plus de partenaires sexuels que les femmes (au cours de leur existence ou en marge de leur couple). Toutefois, à l’échelle d’une population, cela n’est possible que si un petit nombre de femmes ont un très grand nombre d’hommes. La prostitution semble remplir cet office, mais elle n’est sans doute pas assez répandue pour justifier le différentiel homme-femme. Il est plus probable que les hommes ont tendance à exagérer leur nombre de partenaires (ce qui est perçu comme valorisant dans la psychologie masculine de nos sociétés) et les femmes à le minimiser (car à l’inverse, les aventures extra-conjugales et le multipartenariat restent implicitement dévalorisant ou explicitement dévalorisé).

Les hommes plus volages que les femmes
Néanmoins, compte tenu de la psychologie des deux sexes au regard de l’évolution, on peut prédire que l’infidélité masculine surpasse l’infidélité féminine. Le célèbre rapport Kinsey (1948 et 1953) soulignait déjà que l’infidélité conjugale concernerait 26 % des hommes entre 26 et 40 ans, 30 % entre 41 et 45 ans, 35 % entre 46 et 50 ans. Il est à noter que pic d’infidélité correspond à la ménopause féminine, c’est-à-dire à a période où la femme devient infertile.

Côté féminin l’infidélité sexuelle a été évaluée par Kinsey à 6 % entre 16 et 20 ans, 9 % entre 21 et 25 ans, 14 % entre 25 et 30 ans, 17 % entre 31 et 40 %. On note la même corrélation avec l’approche de la ménopause. Dans la cinquantaine et la soixantaine, l’infidélité baisse à 6 %, puis 4 %.

Il existe d’autres études du même type. Ainsi, 48 % des hommes américains contre 5 % des femmes disent qu’ils souhaiteraient s’engager dans une liaison extra-conjugale (Jonhson, 1970). 46 % des Allemands et 6 % des Allemandes sont dans les mêmes dispositions d’esprit (Sigusch et Schmidt, 1971). Des sondages beaucoup plus récents révèlent la même tendance chez les Français, même si l’évolution des mœurs est sensible sur les opinions exprimées par les femmes. Ainsi, 11 % des Françaises disent avoir été infidèles, 20 % pensent pouvoir l’être un jour mais 63 % le refusent encore (Sofres, 1999). Dans une autre enquête, les hommes restent plus nombreux à avouer une aventure extra-conjugale (24 % contre 9 % chez les femmes) et à accepter des rapports sexuels sans lien émotif durable avec la personne (24 % contre 8 %, Ipsos 2001).

Infidélité masculine et infidélité féminine ne sont pas vues de la même manière à travers le monde.Dans l’ensemble, les hommes sont favorisés par rapport aux femmes.Dans son survol de 116 sociétés, l’anthropologue Gwen Broude a constaté que 63 % d’entre elles tolèrent une infidélité transitoire des hommes, 13 % pour les femmes et 13 % pour les deux sexes. En revanche, 27 % seulement exigent (formellement) une parfaite fidélité sexuelle pour les deux sexes.

Le mariage : économie ou reproduction ?
Dans les années 1960, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss a défendu l’idée que le mariage est avant tout une structure d’échange entre groupes, généralement organisée par les hommes avec les femmes comme « objet d’échange ». Les données ethnographiques semblent lui donner raison. Une étude sur 860 sociétés montre que 205 d’entre elles (essentiellement dans les pays industrialisés) seulement ne pratiquent aucun échange obligatoire de ressources pour le mariage. Dans les 645 autres, en revanche, le mariage donne lieu à des échanges directs de femmes, à des achats, à des contre-dons en forme de travail ou de services, etc. Toutefois, au-delà de cette dimension économique, la fonction principale de l’alliance matrimoniale est en général une fonction biologique : la reproduction. A de rares exceptions près (les « harems » très fournis de certaines aristocraties fermées), l’échange des femmes ne concerne pas un grand nombre et donne lieu à des naissances pour chaque épouse.

Divorce et remariage : une polygamie en série ?
Une autre manière d’envisager les failles de la monogamie dans les sociétés occidentales est de considérer le divorce suivi du remariage comme une « polygamie en série ». Les lecteurs de certains journaux « people » (Gala et autres) savent que cette pratique est assez couramment répandue dans une partie de nos sociétés ! Plus sérieusement, chacun sait que le taux de divorce est en hausse constante depuis une trentaine d’années dans les sociétés industrialisées, du fait notamment de l’adoption de lois moins contraignantes.
Au milieu des années 1990, le taux brut de divortialité s’établissait à 1,89 en France (équivalent à 1 mariage sur 10 environ), 2,61 en Australie, 2,96 au Royaume Uni, 4,3 en Russie, 4,4 aux Etats-Unis. En indice conjoncturel (nombre de divorces rapportés aux mariages sur une année, et non sur la totalité des mariages), le divorce représente aujourd’hui 40 % des mariages en France, 41 % aux Etats-Unis.

Le remariage est plus masculin
Après un divorce, les probabilités de remariage ne sont pas les mêmes selon les sexes. Une enquête canadienne a par exemple montré qu’environ 65 et 75 % respectivement des femmes et des hommes divorcés se remarient. 48 % des femmes âgées entre 35 et 50 ans se remarient par rapport à 61 % pour les hommes. Parmi les femmes plus jeunes, âgées entre 25 et 35 ans, la probabilité est de 66 % et de près de 80 % pour les hommes. A toutes les tranches d’âge, les hommes sont privilégiés par rapport aux femmes, l’écart s’accentuant à mesure que les deux sexes vieillissent. Outre la jeunesse chez la femme, le statut socio-économique (de l’homme comme de la femme) est un facteur favorisant le remariage. Ce qui équivaut au principe de la polygamie en série, puisque seuls les plus fortunés peuvent continuer à nourrir plusieurs enfants issus de plusieurs couches.

La logique du vivant
Dans une logique évolutionnaire, la polygamie humaine s’explique par les caractéristiques biologiques des deux sexes. Le mâle étant de stature un peu plus puissante que la femelle tend à pourvoir à la sécurité et à l’approvisionnement (notamment en ressources rares comme la viande). Cette commensalité « légitime » sa sexualité. Par ailleurs, les mâles tendent à investir plus dans la compétition en vue de l’accouplement que dans les soins parentaux.
Quant à la monogamie, elle a pour principal avantage de maximiser l’investissement parental (deux adultes pour nourrir et éduquer les enfants du couple) : cette disposition est utile pour une espèce à fort développement cognitif comme la nôtre. La monogamie assure aussi la paix sociale en diminuant la compétition entre les mâles dans des sociétés comptant à peu près autant de représentants de chaque sexe. Mais elle accentue à l’inverse la compétition entre les femmes. Selon le point de vue où l’on se place, chaque système a sa vertu : en régime polygame, presque toutes les femmes ont droit à un homme ; en régime monogame, presque tous les hommes ont droit à une femme !

Pour aller plus loin
David P.Barash, Judith E.Lipton, The myth of Monogamy.Fidelity and Infidelity in Animals and People, Freeman.
Sarah Blaffer Hrdy, La femme qui n’évoluait jamais, Rivages.
Martin Daly, Margo Wilson, Sex, Evolution, and Behavior, Wadsworth.

lundi 18 novembre 2002

Les mystères du sexe-ratio

La détermination du sexe est en théorie une loterie : chaque père donne un chromosome X ou un chromosome Y à son futur enfant. Or, les règles du jeu semble biaisés : il naît en moyenne 105 garçons pour 100 filles.De même, il naît un peu plus de garçons que de filles après les guerres et dans les familles socio-éconmiquement dominantes.Les biologistes connaissent le phénomène, mais ne sont pas d’accord sur son interprétation.

Faut-il croire que la nature a un penchant pour les garçons ? Les statistiques semblent en tout cas l’attester : il naît en moyenne 105 garçons pour 100 filles. Outre ce déséquilibre qui se vérifie dans presque toutes les sociétés, les démographes ont constaté deux variations significatives du sex-ratio chez l’homme : l’« effet-soldat » et l’« effet-élite ».

Effet-soldat et effet-élite
L’effet-soldat se traduit par une augmentation du nombre des naissances masculines à la fin d’une guerre. Ainsi, en Angleterre et au Pays de Galles, il naissait 103,4 garçons pour 100 filles en 1914, mais ce chiffre a grimpé à 106 garçons pour 100 filles en 1919. Et le même effet s’est répété entre 1941 et 1946.
L’« effet-élite », quant à lui, aboutit à une surreprésentation des hommes dans les familles d’individus dominant socialement. Ce sex-ratio a été d’abord repéré dans une espèce de primate, les atèles du Pérou, dont les femelles de haut rang donnent naissance à des mâles alors que la progéniture des femelles écartées par le mâle dominant est essentiellement féminine. Chez le cerf, les conditions défavorables de gestation des femelles, généralement dues au désintérêt du mâle, sont associées à une augmentation disproportionnée des naissances de femelles.
Cette tendance s’est retrouvée dans les sociétés humaines : une étude portant sur les familles des individus inscrits dans les Who’s Who américains, allemand et anglais parvient à un sex-ratio de 114 garçons pour 100 filles.
Dans une méta-analyse synthétisant 30 études menées selon des critères méthodologiques rigoureux et totalisant plus de 400 millions de naissances, Anouch Chachnazarian est parvenu aux conclusions suivantes : les trois facteurs montrant le plus d’influence sur le sex-ratio sont la race (moins d’écart entre les sexes chez les populations d’origine africaine), le rang de naissance (toujours plus de garçons chez les aînés) et le statut socio-économique (toujours plus de garçons en haut de l’échelle sociale).

Chromosomes, hormones, gènes… A qui la faute ?
D’où proviennent ces phénomènes ? Aucune explication scientifique ne fait aujourd’hui l’unanimité.
Pour le chercheur américain John Martin, les spermatozoïdes porteurs du chromosome Y sont plus mobiles que les X, mais ils ont une durée de vie plus courte. Plus les rapports sexuels sont fréquents (ce qui est le cas dans la première partie de la vie conjugale ou après une longue période de privation due à un conflit), plus il y a de chance pour les Y l’emportent. Une hypothèse qui explique l’« effet-soldat », mais pas l’« effet-élite ».
Le biologiste anglais William James préfère une explication fondée sur les hormones : les parents présentant un fort taux d’œstrogène et de progestérone ont plus de chance d’avoir des garçons. La néo-zélandaise Valerie J. Grant a repris cette hypothèse hormonale et considère, quant à elle, que la naissance des garçons est corrélée à la « dominance maternelle », c’est-à-dire au taux de testostérone de la mère.
Pour les sociobiologistes Robert Trivers et Daniel Willard, la prédominance des mâles en première naissance de couples dominants s’explique par un rapport « coût-bénéfice » dans la propagation des gènes : les femelles au mieux de leur condition physique, généralement choisies par les mâles, ont plus de chance d’avoir une grande descendance si elles donnent naissance à des mâles (ceux-ci devenant dominant du fait de la qualité de leurs géniteurs) ; inversement, les femelles vieillissantes ou à santé chancelante font un meilleur investissement avec les filles qu’avec les garçons.