samedi 27 septembre 2008

Où sont les femmes ? La polygynie dans l'évolution humaine

Michael F. Hammer et ses collègues ont comparé 40 loci sur les chromosomes X et les autosomes (chromosomes non sexuels), chez 90 humains appartenant à des populations des six continents. Ils ont analysé la diversité génétique observée avec celle attendue par des modèles de dérives neutres depuis la séparation évolutive des hommes, des chimpanzés et des orangs-outans. Si l’on suppose un sex-ratio à peu près identique (autant d’hommes que de femmes dans le pool reproductif) et une reproduction à peu près panmictique (tout homme et toute femme ont en moyenne la même probabilité de se reproduire), on devrait trouver une diversité génétique des autosomes égale à 75% de celle du X. (L’homme n’a qu’un seul chromosome X, donc la recombinaison chez les deux sexes a un rapport 3 :4 , contre 4 :4 pour les autosomes). Or, le rapport Nx/Na (N étant la population effective de reproducteurs) est systématiquement plus élevé que 0,75 chez les humains, allant de 0,85 chez les San à 1,08 chez les Basques. En d’autres termes, le chromosome X présente des polymorphismes bien plus marqués que ce que l’on pourrait attendre. L’explication la plus plausible ? La polygynie, qui est attestée dans la plupart des cultures humaines, notamment les chasseurs-cueilleurs que l’on suppose les plus proches des conditions ancestrales d’adaptation. Et aussi bien chez la plupart des mammifères. La polygynie signifie techniquement une plus grande variance dans le succès reproductif des hommes comparés aux femmes. Elle n’est pas le seul facteur de diversification du X, mais les modèles indiquent que les autres causes possibles (effet fondateur, goulet d’étranglement démographique, migrations spécifiques à un sexe, etc.) seraient mineures au cours de l’évolution humaine. La réussite de la monogamie sociale serait donc un trait culturel récent de l’humanité. Et cette monogamie sociale ne signifie évidemment pas monogamie sexuelle ou effective : la pratique des divorces, remariages et naissances en multiples foyers a par exemple la même signature génétique que la polygamie, tout comme la classique infidélité lorsqu’elle aboutit à une grossesse.

Référence :
Hammer M.F. a tal. (2008), Sex-Biased evolutionary forces shape genomic patterns of human diversity, PLoS Genet, 4,9, e1000202. doi:10.1371/journal.pgen.1000202

Illustration : le rappeur américain 50 Cent et deux admiratrices (DR). Il semble que l’évolution humaine a été marquée par un succès reproductif inégal parmi les mâles. La polygynie de droit, de coutume ou de fait, observée dans la majorité des cultures humaines historiques ou actuelles, en est la traduction. Les cas inverses de polyandrie sont rarissimes, chez l’homme comme chez les mammifères. La monogamie « officielle », quoique revendiquée par un nombre plus faible de cultures, est le système ayant cependant connu la plus grande extension démographique dans l’histoire récente.

vendredi 19 septembre 2008

L'homme qui vient, la femme qui part

Notre système visuel est conçu de telle sorte que nous sommes capables de déduire un grand nombre d’informations d’une personne (ou d’un animal) en mouvement, même quand notre vision est imparfaite (champ de vision latéral, forme plus ou moins indistincte). De précédents travaux ont montré que les sujets peuvent inférer des analyses exactes – le sexe, l’état émotionnel voire certains traits de personnalité - à partir d’une perception partielle des mouvements d’autres sujets. L’une des méthodes expérimentales consiste à produire des figures virtuelles à partir d’une image réelle de personne en mouvement, image que l’on réduit par de simples points lumineux situés aux articulations du corps (on parle de «point-light figure»).

Anna Brooks et ses collègues ont demandé à des volontaires de juger si de telles figures virtuelles fixes étaient des hommes ou des femmes (avec le choix « neutre » en cas d’indécision) d’une part, d’estimer si les figures venaient vers eux ou au contraire s’éloignaient (impression subjective, car l’image était fixe). Résultat : les figures jugées masculines ou neutres sont plutôt perçues comme s’approchant de l’observateur, alors que les figures féminines semblent plus souvent en train de s’éloigner. Les auteurs suggèrent que ce biais d’orientation pourrait être une mise en alerte inconsciente, visant à focaliser l’attention sur un mâle qui s’avance afin d’évaluer ses intentions, qui ne sont pas forcément bonnes. Comme 90% des violences sont le fait de mâles plutôt que de femelles dans l’espèce humaine, un tel biais a son utilité. Quant à la perception inverse (la femme s’éloigne), elle peut aussi avoir ses raisons…

Référence :
Brooks A. et al. (2008), Correlated changes in perceptions of the gender and orientation of ambiguous biological motion figures, Current Biology, 18, 17, 9, R728-R729, doi: doi:10.1016/j.cub.2008.06.054

(Merci à Anna Brooks de m’avoir fait parvenir son papier).

mardi 16 septembre 2008

Comment rendre une souris mauvaise mère, mais bonne fille

Le comportement parental et social figure parmi les dispositifs innés de certaines espèces. Notamment la souris. Dans la mesure où ces comportements demandent d’évaluer les menaces de l’environnement, les chercheurs font l’hypothèse qu’ils impliquent certains circuits neuronaux de la peur, lié à l’amygdale. Mais cet amas de neurones en forme d’amande, situé dans le système limbique, comporte en réalité divers noyaux fonctionnels, possédant des connexions internes et des projections externes spécifiques.

L’équipe de Gleb P. Shumyatsky (Département de génétique, Université Rutgers, États-Unis) avait déjà identifié une région de l’amygdale, le noyau baso-latéral, comme modulant la sensation de peur et l’apprentissage qu’elle permet (perception des dangers, évitement ultérieur des situations menaçantes). Pour ce faire, ils avaient sélectivement inhibé un gène appelé stathmin (son expression participe à l’organisation des microtubules, très abondants dans les dendrites et axones du cerveau dont ils forment le cytosquelette). Que se passe-t-il du point de vue comportemental quand le gène stathmin est ainsi endormi (-/-) ? Les souris femelles se désintéressent de leur portée et deviennent incapables de choisir un endroit approprié pour construire un nid. Mais ces mauvaises mères sont aussi de bonnes filles : désinhibées, elles multiplient les contacts sociaux entre adultes. Le travail confirme donc que le comportement parental et social est sous la dépendance du fonctionnement du noyau basolatéral de l’amygdale, dont les altérations par lésion, les variations innées dues au polymorphisme génétique ou les variations acquises dues aux expériences de l’individu sont susceptibles d’avoir des effets phénotypiques observables.

Ces travaux sur la souris, comme ceux sur la mouche dont on parlait ici récemment, permettent le valider progressivement le schéma fonctionnaliste et modulariste dans l’analyse de l’esprit. Le fonctionnalisme signifie que les états mentaux sont analysés par les séries de causes et effets qui les caractérisent et auxquelles on peut attribuer un rôle dans la (sur)vie de l’organisme, rôle généralement façonné par l’évolution adaptative. La modularité signifie que les cerveaux sont formés de noyaux et réseaux (modules) spécialisés dans le traitement de certaines informations, la connexion de ces modules accomplissant la fonction.

Comme les mouches, les souris et les humains partagent énormément de choses, à commencer par des gènes et des neurones, il n’y a pas de raison de penser que les cerveaux dont nous sommes si fiers diffèrent fondamentalement dans leurs mécanismes perceptifs et cognitifs. Même si bien sûr Homo sapiens et les primates en général ont développé d’autres fonctions et d’autres modules dans l’histoire de la vie.

Référence :
Martel G. et al. (2008), Stathmin reveals dissociable roles of the basolateral amygdala in parental and social behaviors, PNAS, online pub, doi: 10.1073/pnas.0807507105

lundi 15 septembre 2008

Neuro-anatomie de la mouche désirante

La drosophile, vieille amie ailée des laborantins, vient de dévoiler un nouveau pan du comportement animal. Les mouches mâles montrent des comportements stéréotypés quand elles courtisent les femelles, en les poursuivant avec un battement d’ailes caractéristique ayant pour effet de vaincre les réticences des belles et de les disposer à l’accouplement plutôt qu’à l’éloignement. Dans une étude publiée dans Neuron, Ken-ichi Kimura et ses collègues exposent les bases neuro-anatomiques de cette attitude masculine. Les chercheurs se sont penchés sur un groupe spécifique de neurones dans le cerveau dorsal postérieur, exprimant le gène fru (impliqué dans la différenciation sexuelle). Ils ont montré que cette famille de 20 neurones, appelée P1, est connectée vers le protocérébron bilatéral et commande directement le comportement amoureux du mâle. Au cours du développement, la protéine Fru s’exprime chez les mâles et permet le positionnement correct des projections des neurones P1 ; chez les femelles, un autre gène (DsxF) inhibe cette formation neurale. Ce type d’étude permet de voir sur les modèles animaux simples comment la diversité génétique produit la diversité comportementale à travers les modifications structurelles et fonctionnelles du système nerveux. Le génome de la drosophile contient 13 600 gènes environ (moitié moins que le génome humain) dont bon nombre sont homologues avec ceux de notre espèce.

dimanche 14 septembre 2008

Odeurs immunitaires et choix des partenaires

Le choix des partenaires reproductifs est-il alétaoire ou obéit-il à des règles discrètes et inconscientes chez les sujets ? L’un des domaines étudiés de longue date chez l’homme et l’animal concerne le complexe majeur d’histocompatibilité (CMH, chez l’homme HLA pour Human Leukocyte Antigen). Cet ensemble de gènes définit la « reconnaissance de soi » du point de vue immunitaire, c’est-à-dire la capacité d’un organisme à différencier ses propres cellules de cellules étrangères (comme des bactéries par exemple). On a observé chez des rongeurs, des oiseaux et des reptiles que les appariements ne se font pas tout à fait au hasard concernant le CMH de chaque partenaire : il existe un biais en faveur d’un CMH dissemblable, c’est-à-dire présentant moins d’allèles en commun. Cela fait sens du point de vue de l’évolution : plus un descendant reçoit de gènes différents dans son CMH, plus son système immunitaire sera efficace pour se protéger des pathogènes (en produisant une plus grande variété d’antigènes).

Les études sur l’homme ont été menées en ce sens, soit en comparant directement certains marqueurs HLA, soit en étudiant les préférences pour les odeurs corporelles. Cette odeur émise par les organismes est en effet sous la dépendance des gènes du système immunitaire. A ce jour, les résultats ont été contradictoires. Des études de la communauté huttérite (aux États-Unis) ont montré une tendance à choisir des partenaires éloignés de son système immunitaire, comme chez les animaux. Mais une autre étude sur des tribus amérindiennes n’a pas retrouvé ce trait. Les analyses de préférence sexuelle par odeur corporelle ont également montré des résultats inégaux : il existe des préférences marquées, mais elles ne correspondent pas toujours à la proximité ou la non-proximité génétique HLA.

Deux chercheurs anglais et une française (Université d’Oxford, Musée de l’Homme) viennent de se repencher sur la question. Ils ont étudié 30 couples américains d’origine européenne (communauté des Mormons) et 30 couples africains (ethnie Yoruba). Les biologistes ont bénéficié des progrès du séquençage génétique et, à partir des bases de données HamMap II, ils ont pu prendre en compte 9.010 variations simples (SNP) du système HLA, en effectuant par ailleurs un contrôle sur plus de 3.200.000 SNPs du génome (hors HLA). Il en résulte que les couples d’origine européenne se sont formés de manière non aléatoire, sur la base d’une distance génétique de leur système immunitaire. On ne retrouve en revanche pas de biais particulier sur le génome entier. À l’inverse, les couples africains ne montrent aucune tendance particulière concernant le HLA et leur formation ne diffère pas d’un choix au hasard. Mais les SNPs du génome entier sont plus proches en revanche. La raison pourrait en être que les populations africaines présentent naturellement une plus grande diversité génétique du système immunitaire, sans doute du fait d’une différenciation plus précoce dans l’hominisation et d’un fardeau pathogène et parasitaire plus important dans leur milieu de vie. La pression sélective pour un HLA distant serait moins forte. Inversement, les mariages sont encore arrangés par lignées paternelles et échanges matrimoniaux influant sans doute les corrélations observées à l’échelle du génome entier, hors HLA.

Il est possible que les histocompatibilités HLA prédisent sur la future résistance immunitaire de l’enfant, mais aussi la fertilité des couples (sélection des spermatozoïdes par l’ovocyte lors de la fécondation). Quand la génomique personnelle sera démocratisée, on disposera de données bien plus importantes pour analyser ces phénomènes. Et de moyens plus efficaces que l’odeur corporelle pour envisager les tenants et aboutissants de la procréation…

Référence :
Chaix R. et al. (2008), Is mate choice in Humans MHC-dependent?, PLoS Genet, 4, 9, e1000184, doi:10.1371/journal.pgen.1000184

vendredi 12 septembre 2008

Un mec au poil : pilosité et attractivité

La pilosité corporelle et surtout faciale fait partie des caractères sexuels secondaires de notre espèce. Les hommes parfaitement glabres et les femmes à barbe sont assez rares, comme chacun l’aura noté. La pilosité faciale ne semble pas présenter d’avantage adaptatif particulier pour les hommes en terme de survie. Mais elle est un signe de maturité hormonale et l’on peut supposer qu’elle a servi de signal pour la sélection sexuelle. Jusqu’à présent, les études ont comparé les hommes glabres et les hommes barbus, avec des résultats très inégaux : la présence d’une barbe a pu être associée à des traits plus ou moins désirables (plus âgé, plus agressif, plus extraverti, plus fort, plus confiant, plus dominant). Les préférences féminines semblent varier selon les études, les cultures, mais aussi les moyens de contraception et périodes de leur cycle (les visages plus masculins sont plus appréciés en période ovulatoire, par exemple). Les psychologues Nick Neave et Kerry Shields ont toutefois relevé que ces études antérieures opposaient souvent le glabre au barbu, sans nuances intermédiaires. Pour y remédier, ils ont pris 15 faces masculines et, par un logiciel de morphing, les ont dotées de cinq niveaux de pilosité : glabre, mal rasé léger, mal rasé franc, barbe légère, barbe franche. 60 femmes de 18 à 44 ans (âge moyen 21,7) ont ensuite jugé ces visages. Une barbe franche produit l’impression d’un individu plus âgé, masculin, agressif et mature socialement. La barbe légère emporte la palme de la dominance. Mais concernant l’attractivité sexuelle, et le désir de liaison à court comme à moyen termes, le phénotype à succès est l’individu légèrement mal rasé.

Référence :
Neave N., K. Shields, The effects of facial hair manipulation on female perceptions of attractiveness, masculinity, and dominance in male faces, Personality and Individual Differences, 45, 5, 373-377, doi:10.1016/j.paid.2008.05.007

(Merci à Nick Neave de m’avoir envoyé son papier).

mardi 9 septembre 2008

L’intelligence sexuelle

L’intelligence est un trait beaucoup étudié en psychologie. Il en existe de nombreux modèles, mais celui qui a donné lieu à la plus abondante littérature concerne la capacité cognitive générale ou facteur g (parfois g tout simplement). Sa définition a été donnée voici plus d’un siècle par Charles Spearman : g désigne le facteur commun de variance des capacités cognitives spécifiques. En tant que tel, le facteur g est une construction statistique de la psychométrie : on mesure par des tests standardisés les variations des capacités cognitives spécifiques (elles-mêmes décomposées en aptitudes primaires) comme la mémoire, la capacité verbale, la capacité visuospatiale, le traitement logique ; on extrait ensuite le facteur commun de variance de ces capacités spécifiques. Ce facteur g explique, basiquement, que les individus réussissant dans un domaine cognitif donné ont tendance à réussir dans les autres (corrélation positive aux sous-tests). Et inversement dans l’échec. Le quotient intellectuel des tests internationaux comme le Weschler ou les Matrices de Raven est une mesure (approximative) de g. Un individu peut être très fort dans un domaine cognitif mais moyen dans les autres. Le facteur g se contente de mesurer qu’à l’échelle d’une population, on observe toujours une covariance des aptitudes intellectuelles, ce qui laisse supposer l’existence d’une cause commune.

Mais l’intelligence psychométrique n’est pas la seule à intéresser la science. Dans le sillage l’émergence des neurosciences cognitives et le renouveau de la théorie de l’évolution, observés depuis les années 1960, les chercheurs se sont intéressés aux traits particuliers de l’intelligence humaine. On a vu ainsi se développer d’innombrables travaux sur l’intelligence émotionnelle (neurosciences affectives) et l’intelligence sociale (neurosciences sociales). Elles ne se laissent pas mesurer aussi facilement que le facteur g, correspondent en partie à des traits de personnalité (les Big Five), et caractérisent Homo sapiens par rapport à ses cousins primates, a fortiori ses petits-cousins plus éloignés sur l’arbre phylogénétique. L’intelligence émotionnelle désigne la capacité humaine à exprimer et reconnaître une vaste de gamme de sentiments, outre les émotions primaires et universelles. L’intelligence sociale (dite aussi machiavélienne ou théorie de l’esprit) s’intéresse à nos aptitudes à décrypter les états mentaux des autres et à agir en fonction d’eux dans le cadre de la vie sociale.

L’ouvrage collectif publié sous la direction de Glenn Geher et Geoffrey Miller propose un nouveau champ de recherche : l’intelligence sexuelle (mating intelligence). Cette traduction n’est pas tout à fait exacte, puisque l’anglais mate, s’il désigne l’accouplement, inclut tout ce qui précède, accompagne et suit cette copulation. Comme le précisent Miller et Geher dans leur préface, « nous entendons par intelligence sexuelle le système reproductif de l’esprit : le réseau complet des capacités psychologiques pour la cour sexuelle, la compétition et la rivalité ; pour la formation des relations, l’engagement, la coordination et la rupture ; pour le flirt, les préliminaires et la copulation ; pour la recherche du partenaire, le choix du partenaire, la conservation ou le changement du partenaire ; et pour bien d’autres aptitudes comportementales qui produisent principalement des avantages reproductifs (plutôt que de survie) ». L’intelligence sexuelle ne sera pas un facteur s comparable au facteur g : cela désigne plutôt une collection de dizaines ou de centaines de micro-adaptations de l’esprit humain, d’apprentissages ou de tactiques ad hoc dont le point commun est qu’elles influent sur la stratégie et la fortune reproductives des individus, dans leurs relations aux partenaires potentiels. Il importe donc de comprendre que, comme les intelligences sociale et émotionnelle avec lesquelles elle partage sans doute des facteurs communs, l’intelligence sexuelle est avant tout un champ de recherche, une construction épistémologique permettant d’ordonner un grand nombre d’observations disjointes et de modéliser plus précisément le comportement humain.

Pour de probables raisons culturelles, le sexe n’est pas un domaine que les chercheurs ont volontiers rapporté à l’intelligence depuis un siècle. Ni même qu’ils ont beaucoup étudié dans un premier temps. Darwin, à l’âge la prude Angleterre victorienne, avait bien mis en évidence l’importance de la sélection sexuelle, à côté de la sélection naturelle. Mais il faudra attendre les années 1970 pour que cette sélection sexuelle se trouve vraiment prise en considération, et abondamment étudiée dans le règne animal, ainsi que dans l’espèce humaine. Si l’on se représente négativement le sexe comme une pulsion primitive plus ou moins « grossière » et « animale », il est évidemment difficile de l’associer à des facultés cognitives plus élevées. Mais justement, le sexe est une chose bien plus complexe que le moment de la copulation : l’accès et la préservation du partenaire donnent lieu à d’incessants conflits mâles-mâles et femelles-femelles, ainsi qu’à divers compromis mâles-femelles qui vont influencer de manière notable le comportement des individus et des populations. C’est vrai chez les animaux non-humains, et plus encore chez l’espèce humaine qui se caractérise par une complexification considérable de ces questions : tout le monde aura remarqué que les femelles humaines ne se promènent pas nues dans la rue avec une vulve rouge signalant leurs chaleurs, que les mâles humains ne se tapent pas dessus pour savoir lequel d’entre eux pourra copuler avec les femelles ainsi exposées (quoique les mâles en viennent encore facilement aux mains pour ce genre de question…).

Si, comme le souligne Maureen O’Sullivan, l’intelligence sexuelle peut paraître un oxymore associant les passions brûlantes à la froide rationalité, c’est que l’on oublie combien l’intelligence est avant tout une capacité générale d’adaptation au milieu social, culturel, technique ou sexuel, impliquant l’identification et la manipulation des informations pertinentes. On peut ainsi faire l’hypothèse que des traits bioculturels aussi divers que le chant, la musique, la danse, l’art pictural, l’humour, les techniques de décoration du corps, le langage lui-même ont en partie évolué chez l’homme dans la perspective de la sélection sexuelle, c’est-à-dire de la séduction et de la préservation de son ou ses partenaires. Et d’innombrables travaux ont montré que le cerveau humain est aussi sensible, le plus souvent de manière inconsciente et non « stratégique », à divers facteurs biosychologiques discrets de choix du partenaire à court ou long terme (symétries faciales et corporelles, masculinité ou féminité des traits, ratio taille-hanche et hanche-épaule, fréquences vocales, odeurs corporelles, phéromones, phases ovulatoires, indices de proximité génétique, etc.). Le sexe occupe donc une place importante dans notre cerveau. Et la capacité à développer des stratégies sexuelles efficaces représente une pression cognitive parmi d’autres dans l’hominisation.

Des travaux jusqu’à présent épars se sont penchés sur cette question de l’intelligence sexuelle ou de l’intelligence rapportée à la sexualité. On a par exemple montré que l’intelligence générale (facteur g) est un trait valorisé (surtout par les femmes) dans le choix du partenaire à long terme, qu’elle donne lieu à un appariement assorti tendanciel (assortative mating, choix du conjoint à long terme dans sa classe cognitive) ou à des préférences affichées en matière de dons de gamètes. On s’est aussi penché sur divers troubles de l’esprit ayant une influence sur les comportements sexuels : outre les paraphilies et les violences, les personnalités borderline (choix instable du partenaire), narcissiques et histrioniques (stratégie de partenaires multiples à court terme), antisociales ou psychopathes (coercition, tromperie), les autistes et Asperger (difficultés à entretenir une relation sociale,a fortiori sentimentale ou sexuelle), les anorexiques (évaluation pathologique de traits corporels supposés désirables par le partenaire potentiel) sont des exemples de troubles dont on peut faire une lecture sexuelle, quand on réfléchit à leur émergence et leur persistance dans l’évolution. Mais précisément, tous ces travaux comme ceux sur les traits de personnalité non pathologiques ne sont pas pour le moment publiés ou pensés dans la perspective intégrative d’une intelligence sexuelle.

Les quinze contributions de cet ouvrage collectif visent donc à produire de cadre intégratif, dessinant cinq directions : les mécanismes émotifs et cognitifs impliqués dans la sexualité, les stratégies de l’intelligence sexuelle rapportée aux buts des relations (court, long termes), à l’existence des enfants et aux personnalités des partenaires, les causes génétiques et neurologiques des différences individuelles en ce domaine, les indicateurs de fitness mentale (créativité, humour, intelligence émotionnelle) guidant les choix des partenaires, les contextes sociaux et écologiques de la sexualité humaine. On notera qu’il n’y a pas nécessairement convergence des hypothèses ou conjecture visant à appréhender cette intelligence sexuelle. Là où Geoffrey Miller la voit comme liée au facteur g et associée à des aptitudes mentales très diverses favorisant la séduction, Satoshi Kanazawa ou Jeremy Murphy présume plutôt des adaptations cognitives indépendantes de l’intelligence générale et ayant évolué au cours de l’hominisation, dans le cadre paléolithique.

Depuis Freud, la science avait laissé à la psychanalyse une sorte de monopole par défaut sur l’exploration du rôle de la sexualité dans la construction de l’esprit humain. Que les sciences de l’évolution, de la cognition et du comportement s’emparent enfin de la question pour en révéler toutes les dimensions est une bonne nouvelle.

Référence :
Geher G., G. Miller (2008), Mating Intelligence. Sex, Relationships, and the Mind’s Reproductive System, Lawrence Erlbaum, New York, Oxon, 451 p.

samedi 6 septembre 2008

Sexe, mort et obscénités

Dans sa chronique, la médiatrice du Monde note qu’un récent dessin « grivois » de Plantu en une du journal ne choque pas les lecteurs, malgré les appréhensions de la rédaction. Mais qu’il n’en va pas de même (en proportion des messages reçus et de leur contenu indigné) pour les images de violence (pour la sortie du film de Barbet Schroeder, Inju, la bête dans l'ombre dans les pages Culture ; et photographies de victimes décapitées de narcotrafiquants au Mexique dans les pages International). On s’est pareillement ému de la publication dans Paris-Match de photographies des Talibans ayant tendu une embuscade et abattu des soldats français – bien que le journal se soit gardé de publier les photos des soldats morts. Ces polémiques ou ces craintes sur les images de sexe et de violence ne lassent de me surprendre, comme si le cerveau humain ne pouvait plus regarder ce qui rythme la vie depuis quelques centaines de millions d’années, et l’histoire humaine depuis quelques milliers d’années. Le sexe et la mort seraient (au choix) « intimes », « sales », « dangereux » et finalement « obscènes » lorsqu’ils s’exposent. Je dois être mal câblé, je trouve cela bien moins obscène que les niaiseries, idioties et inepties s’exposant à haut débit dans nos médias.

jeudi 4 septembre 2008

Sexe et catégories sémantiques

La littérature scientifique observe que les hommes et les femmes diffèrent dans la richesse de leur vocabulaire, les hommes étant en moyenne plus prolixes dans les catégories des objets et les femmes dans les catégories des êtres vivants. Dans le dernier numéro de Cortex, Riccardo Barbarotto et ses collègues rapportent une analyse effectuée sur 202 enfants âgés de 3 à 5 ans. 60 stimuli appartenant à diverses catégories sémantiques leur étaient proposés. La seule différence a résidé dans une acquisition plus précoce chez les garçons des mots d’outils et de véhicules, les deux sexes montrant la même disposition pour les animaux et les plantes. Cela suggère que l’orientation objet du vocabulaire masculin apparaît tôt dans l’existence, l’orientation vivant du vocabulaire féminin émergeant plus tard.

mercredi 3 septembre 2008

Le cri du daim, le soir, au fond des bois

Le daim (Dama dama) vit en solitaire, sauf lors de la période de rut où il cherche la daine. C’est à cette occasion qu’il brame, jusqu’à 90 fois par minute. Dans PLoS ONE, Elisabetta Vannoni et Alan G. McElligott viennent de montrer que la structure acoustique de ces brames (fréquences fondamentales, formants, dispersion des formants) donne des informations exactes sur les qualités reproductives des mâles (taille du corps, rang de dominance, succès reproductif). Et surtout, ne croyez pas que l’humain est si éloigné du daim : un travail de Puts et al. paru l’an dernier avait montré que nous évaluons nous aussi la dominance physique et sociale des mâles selon la gravité de leur voix.

mardi 2 septembre 2008

RS3 334 : fidèle ou frivole ?

Quand 23andMe aura atteint la popularité de FaceBook ou de Meetic, nos gènes révéleront toute leur diversité. Et la variante RS3 334 pourrait bien connaître alors une certaine popularité dans la pratique du dating.

Hasse Walum et ses collègues du Karolininka Institute (Suède) ont analysé les variantes d’un gène (AVPR1A) codant pour le récepteur de la vasopressine chez 552 Suédois hétérosexuels vivant en couple depuis au moins 5 ans. Les hommes peuvent posséder aucune, une ou deux copies d’un segment (RS3 334). Or, cette délétion ou répétition semble statistiquement liée à la qualité des relations amoureuses de leurs porteurs. Les hommes possédant deux copies de RS3 334 ont une moindre probabilité d’être marié et, s’ils sont mariés, une probabilité deux fois plus forte de connaître des crises de ménage (34% vs 15%). Inversement, les femmes mariées à des hommes possédant une ou deux copies sur l’allèle s’estiment mieux satisfaites de leur vie en couple que les autres. RS3 334 contribuerait donc à faire des hommes des partenaires plus ou moins fiables pour des liaisons plus ou moins durables.

La vasopressine possède de nombreux effets, notamment sur les systèmes cardiaques et urinaires, mais semble également associée à diverses fonctions nerveuses. Le gène AVPR1A n’a pas été observé au hasard. Chez le campagnol des prairies (Microtus ochrogaster), on a montré que le récepteur de la vasopresine est étroitement associé à la monogamie et à la socialité. En faisant varier le niveau de vasopressine chez le campagnol des prairies, on rend ainsi l’animal plus ou moins sociable et volage. D’autres travaux, chez l’homme, ont montré que la variante RS3 334 s’exprime dans l’amygdale et est impliquée dans la confiance. Certains autistes semblent également porteurs d’un nombre anormal de répétition.

Référence :
Walum H. et al. (2008), Genetic variation in the vasopressin receptor 1a gene (AVPR1A) associates with pair-bonding behavior in humans, PNAS, à paraître en prépub., doi :10.1073pnas.0803081105

lundi 1 septembre 2008

Prière de toucher

Les êtres humains se serrent la main, s’embrassent, se prennent le bras, se mettent la main sur l’épaule. Bref, ils se touchent, bien sûr entre familiers, mais parfois entre inconnus. Dans un classique (La dimension cachée), Edward T. Halla avait montré que tous les individus et toutes les cultures n’ont pas le même rapport au contact interpersonnel et au territoire d'intimité de chacun. Mais il s’agit néanmoins d’un trait répandu. Vera B. Morthen et ses collègues ont fait l’hypothèse que le toucher pourrait servir à renforcer l’altruisme, ou y inciter. 96 étudiants des deux sexes ont été divisés en trois groupes : deux recevaient un massage professionnel, le troisième non ; le premier et le troisième ont ensuite joué à un jeu de confiance (le donateur accorde une certaine somme d’argent à un bénéficiaire ; cette somme est triplée et le bénéficiaire en restitue au donataire une proportion de son choix). Les participants subissaient aussi une prise de sang après le massage. Résultat : le niveau sanguin d’ocytocine des joueurs massés a connu une élévation au cours de la situation de jeu, mais pas celui des massés non-joueurs ni des joueurs non-massés. L’ocytocine est une hormone hypothalamo-hypophysaire connue pour produire des comportements de confiance et d’attachement, ainsi qu’une baisse de l’agressivité ou de la fuite (elle est antagoniste de la vasopressine de ce point de vue). Les joueurs massés se sont montrés fort généreux, avec des dons 243 % supérieurs à ceux des autres en moyenne. Cette observation fait sens d’un point de vue évolutionnaire : on sait par exemple que les chimpanzés apaisent leurs querelles en se livrant à des séances d’épouillages mutuels, la stratégie du contact étouffant celle du conflit. Que les humains en soient encore à se toucher pour se faire confiance peut certes paraître un reliquat désuet de notre passé primate. Mais c’est aussi cela, l’Homo sapiens…