dimanche 1 février 1998

Alfred Binet, Le fétichisme dans l'amour


Alfred Binet,
« Le Fétichisme dans l’amour »,
Études de psychologie expérimentale,
Bibliothèque des actualités médicales et scientifiques,
Octave Doin éditeur, Paris, 1888, pp. 1-85.


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Introduction
Fétichisme religieux et amoureux

Le fétichisme, ce que M. Max Müller appelle dédaigneusement le « culte des brimborions », a joué dans le développement des religions un rôle capital. Quand même il serait vrai, comme on l’a prétendu dernièrement, que les religions n’ont pas commencé par le fétichisme, il est certain que toutes le côtoient, et quelques-unes y aboutissent. La grande querelle des images, qui a été agitée dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, qui a passé à l’état aigu à l’époque de la réforme religieuse, et qui a produit non seulement des discussions et des écrits, mais des guerres et des massacres, prouve assez la généralité et la force de notre tendance à confondre la divinité avec le signe matériel et palpable qui la représente. Le fétichisme ne tient pas une moindre place dans l’amour : les faits réunis dans cette étude vont le montrer.

Le fétichisme religieux consiste dans l’adoration d’un objet matériel auquel le fétichiste attribue un pouvoir mystérieux : c’est ce qu’indique l’étymologie du mot fétiche : il dérive du portugais fetisso, qui signifie chose enchantée, chose fée, comme l’on disait en vieux français [1] ; fetisso provient lui-même de fatum, destin. Pris au figuré, le fétichisme a un sens un peu différent. On désigne généralement par ce mot une adoration aveugle pour les défauts et les caprices d’une personne. Telle pourrait être, à la rigueur, la définition du fétichisme amoureux. Mais cette définition est superficielle et banale : elle ne peut nous suffire. Pour la préciser un peu, nous nous bornerons à mettre sous les yeux du lecteur certains faits qui peuvent être considérés comme la forme pathologique, c’est-à-dire exagérée, du fétichisme de l’amour.

MM. Charcot et Magnan ont publié les meilleures observations de fétichisme, et notre étude ne sera qu’un commentaire de ces observations, auxquelles nous en avons joint de nouvelles ; elles sont relatives à des dégénérés qui éprouvent une excitation génitale intense pendant la contemplation de certains objets inanimés qui laissent complètement indifférent un individu normal. Ces perversions sont assez répandues, car on en trouve la mention et parfois même l’analyse assez bien faite dans quelques romans contemporains.

L’objet de l’obsession est particulier et toujours le même pour chaque sujet. Nous en donnerons ces quelques exemples, qui paraissent bizarres à première vue : un bonnet de nuit, - les clous de souliers de femmes, - les tabliers blancs.

Le terme de fétichisme convient assez bien, ce nous semble, à ce genre de perversion sexuelle. L’adoration de ces malades pour des objets inertes comme des bonnets de nuit ou des clous de bottines ressemble de tous points à l’adoration du sauvage ou du nègre pour des arêtes de poissons ou pour des cailloux brillants, sauf cette différence fondamentale que, dans le culte de nos malades, l’adoration religieuse est remplacée par un appétit sexuel.

On pourrait croire que les observations précédentes, que nous avons résumées d’un mot, et sur lesquelles nous aurons à revenir, sont des monstruosités psychologiques ; il n’en est rien ; ces faits existent en germe dans la vie normale : pour les y trouver, il suffit de les chercher ; après une étude attentive, on est même étonné de la place qu’ils y occupent.

Seulement, dans ces cas nouveaux, l’attrait sexuel prend pour point de mire non un objet inanimé, mais un corps animé ; le puis souvent, c’est une fraction d’une personne vivante, comme un œil de femme, une boucle de cheveux, un parfum, une bouche aux lèvres rouges ; peu importe l’objet de la perversion ; le fait capital, c’est la perversion elle-même, c’est le penchant que les sujets éprouvent pour des objets qui sont incapables de satisfaire normalement leurs besoins génitaux. Aussi tous ces faits appartiennent-ils à un même groupe naturel : ils offrent en commun ce caractère bien curieux de consister dans un appétit sexuel qui présente une insertion vicieuse, c’est-à-dire qui s’applique à des objets auxquels normalement il ne s’applique pas.

Il convient d’ailleurs d’ajouter que tout le monde est plus ou moins fétichiste en amour : il y a une dose constante de fétichisme dans l’amour le plus régulier. En d’autres termes, il existe un grand et un petit fétichisme, à l’instar de la grande et de la petite hystérie, et c’est même là ce qui donne à notre sujet un intérêt exceptionnel.

Si le grand fétichisme se trahit au dehors par des signes tellement nets que l’on ne peut pas manquer de le reconnaître, il n’en est pas de même du petit fétichisme ; celui-là se dissimule facilement ; il na rien d’apparent, de bruyant ; il ne pousse pas les sujets à des actes extravagants, comme à couper des cheveux de femme ou à voler des tabliers blancs ; mais il n’en existe pas moins, et c’est peut-être lui qui contient le secret des amours étranges et des mariages qui étonnent tout le monde. Un homme riche, distingué, intelligent épouse une femme sans jeunesse, ni beauté, ni esprit, ni rien de ce qui attire la généralité des hommes ; il y a peut-être dans ces unions une sympathie d’odeur ou quelque chose d’analogue : c’est du petit fétichisme.

Il sera donc intéressant pour chacun de nous de s’interroger, de se disséquer et d’examiner ce qu’il éprouve, pour comparer ses sentiments et ses goûts aux sentiments et aux goûts des grands fétichistes dont nous allons brosser le portrait. Aussi notre étude est-elle probablement plus intéressante par ce qu’elle suggère que par ce qu’elle dit.

En essayant d’englober tant de faits dans une même formule, nous arrivons à donner au mot fétichisme un sens inusité : à la lettre, il ne s’applique qu’à certaines de nos perversions, aux plus accusées ; les vrais fétichistes, ce sont les amants des clous de bottines ou des tabliers blancs ; mais si nous forçons les termes, c’est que nous sommes en présence d’une famille naturelle de perversions, et qu’il y a un intérêt majeur à donner a cette famille un nom unique.

Nous arrivons ainsi à grouper ensemble un grand nombre de faits : quelques-uns sont déjà connus ; mais on s’est borné jusqu’ici ici à des observations isolées ; ou n’a pas vu l’ensemble de la question ; on n’a pas saisi la généralité du phénomène. C’est cette synthèse que nous allons essayer. Nous nous proposons d’établir dans la classification symptomatique des folies génitales un genre nouveau, auquel nous donnons le nom de fétichisme.

Dans un récent article sur la folie érotique [2] M. BaIl propose de soumettre à la classification suivante les manifestations multiples de cette folie :
Érotomanie ou folie de l’amour chaste
Excitation sexuelle            
1° Forme aphrodisiaque ;
2° - obscène ;
3° - hallucinatoire ;
4° Satyriasis ou nymphomanie
Perversion sexuelle            
1° Sanguinaires ;
2° Nécrophiles ;
3° Pédérastes ;
4° Intervertis.

Si l’on accepte cette classification, qui est purement symptomatique, il faut ranger les fétichistes dans la troisième catégorie, celle de la perversion sexuelle, et créer pour eux une cinquième subdivision, qu’on peut placer à la suite de celle des intervertis.

Nous rappelons enfin que nous étudions les faits en psychologue et non en aliéniste. La différence des deux points de vue est facile à saisir. Pour l’aliéniste, le fait capital, c’est la relation du symptôme à l’entité morbide. L’étude de cette relation a conduit, comme on sait, Morel, M. Falret, et surtout M. Magnan, à considérer la plupart des symptômes que nous allons étudier comme des épisodes de la folie héréditaire des dégénérés. Pour le psychologue, le fait important est ailleurs ; il se trouve dans l’étude directe du symptôme, dans l’analyse de sa formation et de son mécanisme, dans la lumière que ces cas morbides font sur la psychologie de l’amour.

[1] Maury, La Magie et l’Astrologie, ch. I - M. Max Müller rattache le mot fétiche, toujours par l’intermédiaire du portugais fetisso, au mot latin factitius, chose factice, sans importance.
[2] Encéphale, 1887, p. 190

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Chapitre I
Le culte des objets corporels

Quelques faits normaux. - Influence des associations d’idées sur nos goûts. - Opinion de Descartes. - L’amant de l’œil ; observation de M. Ball. - L’amant de la main. - Principaux caractères de cette perversion. - L’amant des cheveux. - L’amant de l’odeur. - Les rapports entre le sens de l’odorat et les fonctions génitales, dans le règne animal. - Le type olfactif. - L’amant de la voix. - Le rôle de l’hérédité, de l’habitude et de l’instinct de la génération dans le fétichisme.


Le fétichisme de l’amour se présente sous bien des formes ; mais toutes ces formes se ressemblent ; en connaître une, c’est les connaître toutes ; ce sont comme des variations infinies sur un thème unique. Nous étudierons successivement :
- 1° L’amant de l’œil ;
- 2° L’amant de la main ;
- 3° L’amant des cheveux ;
- 4° L’amant de l’odeur.

Dans ces quatre cas, le fétichisme, qui souvent ne se distingue de l’état normal que par des nuances insensibles, a pour objet une partie du corps de la personne aimée. C’est l’amour plastique.

Chacun a en amour ses goûts particuliers ; c’est même un sujet habituel de conversation ; telle personne aime la beauté blonde, telle autre la beauté brune ; celui-ci est pour les yeux bleus, celui-là pour les yeux noirs. Certaines personnes avouent que ce qu’elles préfèrent, c’est la taille ; d’autres, c’est le pied ; d’autres la nuque.

Les causes de ces préférences sont multiples. Condillac en signale une, l’association des idées.

« Les liaisons d’idées influent intimement sur toute notre conduite. Elles entretiennent notre amour ou notre haine, fomentent notre estime ou notre mépris, excite notre reconnaissance ou notre ressentiment, et produisent ces sympathies, ces antipathies et tous ces penchants bizarres dont on a quelquefois tant de peine à rendre raison [1] ». À l’appui, Condillac cite une observation relative à Descartes ; cette observation est un exemple du besoin si commun qu’on éprouve de retrouver chez des femmes ce que l’on a aimé chez d’autres. Descartes conserva toujours du goût pour les yeux louches, parce que la première personne qu’il avait aimée avait ce défaut.

Je ne puis m’empêcher de supposer que Descartes pensait à son propre cas, quand il écrivait, dans son Traité des Passions, la section CXXXVI, où il décrit « d’où viennent les effets des passions qui sont particulières à certains hommes ». Voici ce passage, qui est d’une très fine psychologie :

« Il y a telle liaison entre notre âme et notre corps que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente pas à nous par après, que l’autre ne s’y présente aussi... Il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns qui les empêchent de souffrir l’odeur des roses ou la présence d’un chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu’au commencement de leur vie ils ont été offensés par quelques pareils objets, ou bien qu’ils ont compati au sentiment de leur mère, qui en a été offensée étant grosse. L’odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à un enfant lorsqu’il était encore au berceau, ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni qu’il en ait eu après aucune mémoire [2], bien que l’idée de l’aversion qu’il avait alors pour ces roses et pour ce chat demeure imprimée en son cerveau jusqu’à la fin de sa vie ».

Voici maintenant un premier cas de grand fétichisme. L’observation que nous allons reproduire est relative à un malade que j’ai vu vers 1881 à la clinique de M. Ball, et dont l’éminent professeur a raconté l’histoire avec toute la verve et tout l’esprit qu’on lui connaît, dans une leçon sur la folie érotique [3].

« Il s’agit d’un jeune homme de trente-quatre ans. De petite taille et vigoureusement constitué, il a conservé sur sa physionomie les attributs de la jeunesse. Fils d’un professeur de dessin, il a reçu une éducation assez complète : il est bachelier, et jusqu’à l’époque de son entrée à Sainte-Anne il exerçait les fonctions de professeur de latin dans une institution de jeunes gens. Il a eu des convulsions dans l’enfance. Son caractère est faible, sans ressort, aisément influencé. Dès l’âge de six ans, nous voyons poindre des prédispositions à son état actuel : il avait, dit-il, quelques idées lubriques ; mais au milieu d’une ignorance absolue, il n’a pas tardé à contracter des habitudes de masturbation accouplées à des conceptions fort singulières.

« D’abord notre homme affirme qu’il est resté vierge de tout contact féminin : nous croyons absolument qu’il dit la vérité, car son récit est parfaitement en accord avec ses idées.

« Cet homme vierge a été assujetti pendant toute sa vie à des idées obscènes. Constamment préoccupé de l’idée de la femme, il ne voyait absolument dans son idéal que les yeux. C’est là qu’il trouvait l’expression de toutes les qualités qui doivent caractériser la femme, mais enfin ce n’était point assez ; et comme il fallait absolument en venir à des idées d’un ordre plus matériel, il avait cherché à s’éloigner le moins possible des yeux qui constituaient son centre d’attraction, et dans son inexpérience absolue, il avait placé les organes sexuels dans les fosses nasales. Sous l’empire de ces préoccupations, il avait tracé des dessins étranges, car, fils d’un professeur de dessin, il avait appris de bonne heure à manier le crayon. Les profils qu’il esquissait, et dont il nous a montré quelques exemplaires, reproduisent assez exactement le type grec, sauf on un seul point qui les rendait irrésistiblement comiques la narine était démesurément grande, afin de permettre l’introduction du pénis. Mais comme il n’avait mis personne dans la confidence, il a pu mener une vie régulière et tranquille jusque vers la fin de l’année 1880.

« Il était, nous l’avons déjà dit, professeur dans une institution privée, et on l’avait chargé de conduire les élèves en omnibus à la pension. Dans une de ses promenades, il rencontre son idéal on la personne d’une jeune fille habitant le quartier ; il aperçoit une forêt de cheveux au-dessous desquels se dessinent des yeux immenses.

« À partir de ce moment, son destin est fixé. Il est décidé dans son esprit qu’il épousera la belle inconnue ; il s’assure de son domicile, et, sans plus d’ambages, il monte chez elle et se fait annoncer. Il est reçu par la mère, à qui il demande catégoriquement la main de sa fille. On le jette à la porte, ce qui ne modifie nullement ses sentiments ; il se représente une seconde et une troisième fois ; il finit par être arrêté et conduit à la préfecture.

« Sous tous les autres rapports, son intelligence paraît régulière... Il n’accuse personne, il ne se connaît point d’ennemis ; il ne manifeste aucune animosité contre sa bien-aimé ; il est convaincu que s’il est enfermé à Sainte-Anne, c’est pour y passer un temps d’épreuve et se rendre plus digne d’elle ».

Ajoutons qu’après un séjour prolongé à l’asile pendant plusieurs années, ce malade a versé insensiblement dans un état de demi-démence, et que la démence complète paraît devoir être malheureusement la solution de sa carrière d’érotomane.

Nous reviendrons bientôt sur cette observation, et nous essayerons d’en faire l’analyse psychologique. Pour le moment, nous nous contentons de rassembler les faits.

On remarquera dès à présent que l’observation précédente ne doit pas être confondue avec le joli délire des amoureux. Le malade de M. Ball n’est pas un de ces simples enthousiastes qui chantent les beaux yeux de leur maîtresse. Il ne s’agit point ici de poésie, mais d’une véritable perversion sexuelle qui a conduit le sujet à la démence.

Après l’amant de l’œil, voici l’amant de la main. Ce dernier est très fréquent, si j’en crois mes nombreuses observations. Je choisis la suivante, qui est plus complète et plus riche en détails que les autres.

L’observation suivante a trait à un jeune homme que j’ai connu pendant mes années de médecine. M. R... est grand, il n’a pas d’asymétrie faciale, pas de prognathisme : le front est large, bien découvert, la tête est brachycéphale. Au moral, il est intelligent, doué d’une imagination très vive : son caractère est doux, ses relations sont faciles ; il est affectueux, tendre, charitable ; ajoutons qu’il a, de son propre aveu, un tempérament sensuel.

Sa famille, sur laquelle il m’a donné des renseignements circonstanciés, est entièrement composée, sans aucunes exceptions, de névropathes. Mais ce ne sont pas des névropathes bruyants, ce sont ce que l’on a coutume d’appeler des personnes nerveuses, ne présentant d’autres signes connus de névropathie que la forme du caractère, vif, emporté, facilement énervé et changeant brusquement pour une cause futile.

Il adore les femmes : mais dans la femme, ce qu’il préfère à tout le reste, même à l’expression de la physionomie, c’est la main : la vue d’une jolie main détermine chez lui une curiosité dont la nature sexuelle n’est pas douteuse, car en se prolongeant, elle provoque l’érection. Toute main indistinctement n’est pas capable de produire chez lui une réaction sexuelle. Il faut éliminer tout de suite les mains d’hommes, les mains d’enfants et les mains des personnes âgées. Chose curieuse, les mains vieilles, ridées et flétries, les mains rouges d’une fricoteuse, les mains jaunes et maladives d’un cachectique, lui inspirent un dégoût insurmontable.

Tel est le fait dans toute sa simplicité. Avant de le compléter par de nouveaux détails, je tiendrais à marquer le point par lequel il sort de la physiologie normale. Ce qui lui donne, à mon avis, une empreinte pathologique, c’est que l’érection arrive par la seule contemplation de l’objet. Une excitation génitale aussi intense dépasse un peu le taux normal : mais ce n’est là, nous le verrons, qu’une différence de degré.

Quand une idée obsédante règne dans l’esprit d’une personne, on voit souvent une foule d’antres idées s’orienter autour de l’obsession, qui détermine consécutivement une modification considérable du caractère et de la personnalité de l’individu.

Chez le sujet dont je parle, la modification du caractère est peu profonde, parce que l’obsession n’est pas toute-puissante. Il a seulement une façon piquante de faire la cour à une femme : rien ne le désole comme le gant : quand il s’adresse à une femme gantée, c’est comme s’il faisait la cour à une femme voilée. Quand le gant est tiré, il n’a d’yeux que pour son objet de prédilection. Le prendre et l’embrasser sont ses plus grands plaisirs. Il en résulte que toute son attitude est, en général, celle d’un amoureux soumis plutôt que celle d’un amant impérieux. Le goût qu’il éprouve pour cette extrémité du membre supérieur l’a déterminé à en faire une étude anatomique approfondie. La dissection des muscles des vaisseaux et des nerfs de la main n’a nullement fait évanouir le charme de l’objet aimé. Mais ce qui l’intéresse le plus, c’est la forme extérieure. Il lui suffit d’avoir vu une main pendant une minute pour ne jamais l’oublier. Il a, bien entendu, ses idées sur la beauté de cet organe. Ce qui est caractéristique, c’est qu’il n’aime pas les proportions exiguës que l’on recherche en général ; on dit qu’il faut qu’une femme ait le pied et la main petits pour être belle ; le pied lui est égal, mais il veut que la main soit moyenne, et plutôt grande.

Il s’adonne la chiromancie ; ce n’est pas qu’il y croie beaucoup, mais il y trouve un prétexte commode pour voir des mains de femmes et les étudier dans leurs plus petits détails.

À ce sujet, il m’a encore communiqué une de ces observations qui ne peuvent être faites que par un malade intelligent. L’examen minutieux d’une main ne lui est pas aussi agréable qu’ou pourrait le croire ; elle lui cause toujours quelque déception car la réalité reste toujours inférieure à l’image qu’il s’en était faite.

Nous connaissons tous cette supériorité de l’imagination sur la réalité ; jamais une femme n’est aussi belle que lorsqu’elle nous apparaît dans nos rêveries et dans nos songes. On comprend un peu la conduite de cet amant dont parle Rousseau ; il s’éloignait de sa maîtresse pour avoir le plaisir de penser à elle et de lui écrire.

L’excitation sexuelle que produit chez M. R... la contemplation de l’objet est augmentée par tous les bijoux qui peuvent l’orner. Sur ma demande, il constate que ces bijoux, pris à part, ne lui deviennent pas complètement indifférents au point de vue sexuel. La vue d’un bracelet à la devanture d’un bijoutier, et mieux encore la vue d’une bague étincelant sur fond de velours sombre d’un écrin lui font un sensible plaisir. Si nous ne nous trompons, nous voyons ici poindre une seconde perversion sexuelle, qui s’est greffée sur la première. Cette seconde perversion a pour objet des bijoux déterminés, c’est-à-dire des corps matériels et inanimés, comparables de tous points au bonnet de nuit et aux clous de bottines des premières observations. Seulement, chez M. R... ce second fétichisme n’est encore qu’en germe. Il est facile de comprendre comment il s’est développé ; c’est certainement par l’effet de l’association des idées. Le bijou, se trouvant souvent rapproché de l’objet de son culte, a bénéficié d’une association de contiguïté. Une liaison s’est formée dans l’esprit de M. R... entre la main féminine et les pierreries étincelant autour des doigts, le cercle d’or entourant le poignet : le sentiment sexuel, en se développant, a suivi cette association d’idées comme un canal qui a servi à son écoulement ; et c’est ainsi que les bijoux - principalement les bagues - sont devenus peu à peu une cause distincte et indépendante de plaisir. Une association des idées, fréquemment répétée, peut donc être considérée comme l’explication légitime de ce fétichisme secondaire.

Revenons maintenant au fétichisme principal. Il a pour résultat d’isoler l’objet aimé, quand il n’est qu’une fraction de la personne totale : la partie devient, jusqu’à un certain point, un tout indépendant. Chez M. R.... cette individualisation d’une fraction de la femme n’est pas complète comme chez le malade de M. Ball : pour lui, la main ne résume pas la femme entière ; il reste sensible à la à beauté du visage, à la grâce de la taille et des attitudes. Rien ne lui est pénible comme le contraste d’une femme très laide qui a de très jolies mains.

Enfin, il s’agissait de rechercher qu’elle pouvait être, dans le passé du malade, l’origine de cette particularité sexuelle. Il m’affirma tout de suite que ce goût était chez lui extrêmement ancien, et qu’il ignorait complètement sous quelle influence il s’était développé.

Il se rappelait très distinctement que bien avant l’âge de la puberté il regardait avec curiosité les mains de ses amis ; mais cette curiosité n’avait nullement un caractère sexuel ; elle n’acquit ce caractère que plus tard, et graduellement, à mesure que la puberté s’avançait. À ce moment, une sélection se fit : la main masculine l’intéressa beaucoup moins que la main féminine.

Après sa confession, M. R... plaida avec beaucoup de chaleur cette thèse que le phénomène dont il s’agit n’a rien de pathologique. Jamais la contemplation d’une main en plâtre ou en bronze, ou d’une peinture ou d’une photographie de mains ne lui a donné, dit-il, une érection. En somme, comme il le remarque très justement, c’est la femme qu’il aime et la femme seule. Son goût particulier ne met absolument aucun obstacle aux rapports normaux. Je dois même ajouter, après lui, ce détail extrêmement curieux qu’après des rapports très répétés et poussés jusqu’à l’épuisement, il passe des journées entières pendant lesquelles son goût favori lui paraît être complètement évanoui. Ce fait peut être ajouté à ceux qui montrent que la répétition des rapports normaux est, dans quelques cas, le meilleur remède aux idées érotiques. Il se passe ici une sorte de décharge : l’idée érotique s’épuise dans la dépense du mouvement. Mais, quelque temps après, au bout de plusieurs semaines de continence, l’attrait sexuel caractéristique se reforme, et il est d’autant plus prononcé que la continence a duré plus longtemps.

J’étais curieux de savoir comment les choses s’étaient passées dans l’intervalle, souvent assez grand, qui s’écoule entre l’âge de la puberté et le premier rapport sexuel. M. R... m’avoua que, pendant cette période, il s’était livré pendant longtemps à des espèces de rêvasseries amoureuses, dans lesquelles son objet favori jouait le principal rôle. Depuis qu’il a contracté l’habitude des rapports sexuels réguliers, son goût s’est beaucoup affaibli.

En quel sens la perversion sexuelle dont il s’agit a-t-elle subi un affaiblissement ? Nous ne restons pas, sur ce point, dans le vague : grâce à la confidence de M. R... nous pouvons constater qu’il existe une différence tranchée entre sa situation actuelle et sa situation passée. Autrefois, quand la perversion était dans tout son développement, l’idée érotique se présentait au malade spontanément, sans qu’il l’appelât et sans qu’elle fût suscitée par une excitation extérieure. Pendant qu’il était à sa table de travail, l’esprit occupé par une idée abstraite, il voyait tout à coup surgir dans son esprit l’image d’une main ; ce n’était nullement une hallucination, c’était une image fixe, obsédante ; quelquefois, il se complaisait à l’admirer ; quand il voulait continuer son travail, il devait faire un effort pour chasser l’image importune. Aujourd’hui, les choses ont changé. L’image n’apparaît plus spontanément, automatiquement, sans cause psychique qui la provoque ; nous entendons par cause psychique une association d’idées par ressemblance ou par contiguïté. Pour que le sujet s’occupe de l’objet pour lequel il a un attrait si prononcé, il faut qu’il y soit sollicité directement par un mot, par une gravure ou par la vue d’une femme.

Cette distinction a été remarquée par quelques aliénistes dans l’évolution des idées fixes. M. Morselli a publié dans la Rivista di freniatria de 1886 l’histoire d’une malade qui était obsédée par l’envie de couper la langue de son enfant, à l’aide de ciseaux dont elle voyait son mari se servir tous les jours pour tailler de la viande à ses oiseaux. Dans les premiers temps, il fallait que la malade vît les ciseaux pour que l’idée fixe surgit ; mais peu à peu cette idée fixe, devenant plus intense, se réveillait spontanément sans être provoquée par la vue de l’objet. Le réveil spontané de l’image suppose une intensité plus grande.

On voit tout de suite le côté intéressant de cette observation : c’est qu’il s’agit d’une perversion sexuelle qui s’est développée spontanément, en dehors de toute habitude de luxure, ainsi que le malade me l’a affirmé à plusieurs reprises. Cela prouve que l’hérédité a joué un rôle capital dans l’histoire de ce malade ; mais l’hérédité n’a certainement fait que préparer le terrain ; ce n’est pas elle qui peut avoir donné à l’impulsion sexuelle sa forme particulière.

Nous avons pris comme types les deux observations précédentes, parce qu’elles éclairent d’une vive lumière un genre spécial de fétichisme : il est clair que chaque partie du corps d’une personne peut devenir l’objet d’un fétichisme spécial. Magnan a étudié un malade qui était attiré vers la région fessière des femmes.

Dans les observations précédentes, nous voyons l’amant s’attaquer à une fraction du corps de sa bien-aimée. C’est encore ce fétichisme sans doute qui explique certains faits curieux que l’on voit se reproduire à intervalles presque réguliers : un mari, épris de sa femme la garde chez lui en secret après qu’elle est morte, la fait embaumer, la revêt de ses plus belles toilettes, la décore de tous ses bijoux et lui rend ainsi un véritable culte privé. C’est le sujet de la Femme gênante de G. Droz. Il faut sans doute faire un effort d’imagination pour comprendre ees excès d’un amour posthume ; mais on y arrive en voyant que l’amour peut s’attacher, par association d’idées, à des choses inertes et complètement privées d’âme, qui sont incapables de répondre à notre affection. Supposons un homme qui adore dans le corps de sa femme une partie quelconque qu’il a toujours trouvée plus belle que le reste, par exemple son oreille ou son nez. Eh bien ! l’idée qu’il peut continuer, même après la mort de sa femme, à voir ces objets adorés, qu’il peut les défendre contre la décomposition, qu’il peut même leur communiquer un semblant de vie, cette idée ne lui paraîtra nullement étrange ; elle est logique, au contraire ; car puisqu’il aime un objet matériel, il doit pouvoir, dans une certaine mesure, prolonger l’existence de cet objet. C’est ainsi que nous expliquons ces faits qui ont l’allure d’un conte d’Hoffmann.

En somme, il n’y a qu’une seule chose qui meure d’une mort irréparable : c’est la pensée, c’est l’intelligence, c’est l’âme ; quant au corps, bien qu’il soit formé d’une matière organique extrêmement instable, on peut suspendre ou du moins masquer sa décomposition au moyen d’un système perfectionné d’embaumement qui est connu depuis la plus haute Antiquité, puisque l’Egypte du temps de la dix-huitième dynastie nous a légué des cadavres qui grâce aux aromates et au bain de natron, conservent encore une physionomie vivante.

Sans sortir de l’amour plastique, signalons l’amant des cheveux. Tout le monde aime les beaux cheveux longs et soyeux ; on connaît le mot plaisant de M. Poirier à sa fille : « Quand ta mère voulut aller à l’Opéra, elle me le demanda le soir, en déroulant ses cheveux ; et je l’y conduisis dès le lendemain ». Chez les fétichistes, cet amour des cheveux prend des proportions considérables et se trahit par des actes extravagants. Quelques-uns, raconte M. Macé, se faufilent dans la foule des grands magasins de nouveautés et s’approchent des femmes ou des jeunes tilles dont les cheveux tombent en nappe ou en natte sur les épaules. Munis de ciseau, ils coupent les soyeuses chevelures. L’un d’eux est arrêté au moment où il vient de couper la natte d’une jeune fille. Interrogé, il fait cette réponse typique : « C’est une passion ; pour moi, l’enfant n’existe pas, ce sont ses beaux et fins cheveux qui m’attirent... Je pourrais souvent les prendre tout de suite... Je préfère suivre la fillette, gagner du temps. C’est ma satisfaction, mon plaisir. Enfin, je me décide, je coupe l’extrémité des mèches frisées, et je suis heureux » [4].

On remarquera en passant cet aveu important : « Pour moi, l’enfant n’existe pas, ce sont ses cheveux qui m’attirent ». Voilà bien le fétichiste dans toute sa candeur.

« D’autres, continue M. Macé, vont d’une cohue à l’autre, hésitent et tournent longuement avant de s’arrêter. Leur choix fait, on les voit s’élancer sur une femme et lui embrasser follement les cheveux qui frisent sur la nuque... Puis, ils s’esquivent comme par enchantement, en faisant claquer bruyamment leur langue et en se léchant les lèvres pour savourer le goût que les petites frisettes à la couleur préférée viennent d’y laisser.

« Frisons d’or, frisons d’ébène, frisons d’argent, il y a beaucoup d’amateurs pour ces sortes de friandises. Ils préfèrent les cheveux relevés, qui dégagent bien la nuque, pour faire valoir le cou, et laisser en liberté les petites mèches mignonnes et agaçantes. Ils se contentent d’un rapide et furtif baiser [5]... » On voit, par ces exemples, combien notre sujet s’élargit et que de personnes il comprend. Il faut que le fétichisme amoureux soit bien répandu pour qu’il soit devenu familier, sous quelques-unes de ses formes, à des agents de police !

Nous venons de voir défiler devant nos yeux l’amant l’œil, l’amant de la main, l’amant du cheveu. Nous allons étudier maintenant l’amant de quelque chose de plus subtil, qui n’est pas une partie intégrante, mais plutôt une émanation de la personne, l’odeur.

Le rôle des odeurs dans les phénomènes de l’amour est bien connu. L’histoire naturelle nous apprend qu’un certain nombre d’animaux sont porteurs de glandes dont la sécrétion, au moment du rut, produit une odeur extrêmement pénétrante ; tels sont le musc, la civette, le castoreum. Comme c’est souvent le mâle qui est porteur de l’organe odorant, et que c’est le mâle qui poursuit la femelle, on ne peut pas voir simplement dans l’odeur qu’il répand un moyen de mettre la femelle sur sa piste en trahissant sa présence ; il est plus probable que l’odeur du mâle n’a d’autre but que de séduire la femelle et de l’exciter à l’accouplement.

Dans l’espèce humaine, le rapport du sens de l’odorat avec l’amour n’est pas moins étroit, et les femmes de tous les temps ont toujours su que certains parfums ont une action puissante sur les sens de l’homme. Nous voyons dans L’Ancien Testament Ruth se couvrir de parfums pour plaire à Booz. On sait aussi quel abus des parfums ont toujours fait les femmes galantes de nos jours et les Lais et les Phryné de l’Antiquité gréco-romaine.

Chez plusieurs races sauvages, la perception de l’odeur d’une personne chérie produit un plaisir intense qui se manifeste dans des pratiques naïves. Chez les Indiens des Iles Philippines, dit Jagor, « le sens de l’odorat est très développé : des amants, au moment des adieux, échangent des morceaux de linge qu’ils portent, et pendant leur séparation ils respirent l’odeur de l’être bien-aimé, en couvrant leur relique de baisers ». Chez la peuplade de Chittatong Hill, le baiser est remplacé par l’acte de flairer la joue (cité par Spencer, Principes de sociologie. IVe partie).

Les odeurs naturelles du corps humain ne sont pas les seules qui produisent un effet excitant : les odeurs factices, fabriquées par la parfumerie, produisent chez beaucoup d’individus le même effet : notons que dans beaucoup de parfums artificiels on relève l’effet d’ensemble par un fragment de musc, de civette, ou de castoreum, matière empruntée à ce que Mantegazza appelle « les organes d’amour » de l’animal.

Passons maintenant au fétichisme, qui n’est que l’exagération d’un goût normal. Il y a lieu de remarquer que ce sont les odeurs du corps humain qui sont les causes responsables d’un certain nombre d’unions contractées par des hommes intelligents avec des femmes inférieures appartenant à leur domesticité. Pour certains hommes, ce qu il y a d’essentiel dans la femme, ce n’est pas la beauté, l’esprit, la bonté, l’élévation de caractère, - c’est l’odeur ; la poursuite de l’odeur aimée les détermine à rechercher une femme vieille, laide, vicieuse, dégradée. Porté à ce point, le goût de l’odeur devient une maladie de l’amour. Un homme marié, père de famille, qui ne peut pas sentir une certaine odeur de femme sans poursuivre cette femme dans la rue, au théâtre ou n’importe où, est en général classé par les aliénistes dans la grande catégorie des impulsifs. Pour nous, qui considérons surtout les faits de cet ordre sous l’angle de la psychologie, nous voyons dans cette poursuite de l’odeur la preuve d’un état mental particulier dans lequel une seule des qualités de la femme poursuivie - l’odeur - se détache des autres et devient prépondérante.

M. Féré a bien voulu me communiquer l’observation suivante qui se rapporte peut-être au fétichisme de l’odeur : Il a donné des soins à un malade qui présente un cas intéressant de fétichisme ; lorsque ce sujet rencontre une femme rousse dans la rue, il la suit ; peu importe que la femme soit jolie ou d’une laideur repoussante, élégante ou en guenilles, jeune ou vieille ; il suffit qu’el1e soit rousse pour qu’il la suive et la désire. Le malade, qui est un homme de lettres distingué, se rend bien compte de cette impulsion morbide ; il en connaît l’origine psychologique ; à ce qu’il prétend, son goût caractéristique provient de ce que la première femme qu’il a aimée était rousse. C’est donc une association d’idées qui a produit chez ce sujet, comme chez Descartes, la forme particulière du fétichisme. Ajoutons que si un phénomène aussi superficiel qu’une association d’idées a pu exercer urne influence aussi profonde sur l’étal mental dur sujet, c’est parce qu’il s’agit, d’un malade ; l’amant de la femme rousse est un héréditaire ; il présente plusieurs symptômes physiques de dégénérescence.

Nous ignorons si, dans ce fétichisme, le culte s’adresse à l’odeur de la femme ou à la couleur fauve de ses cheveux.

Au sujet de l’action excitante des odeurs sur l’appareil sexuel, le Dr A... m’a rapporté le fait suivant qui a été observé sans idée préconçue. Un étudiant en médecine, M. D... étant assis un jour sur un banc, dans un square, et occupé à lire un ouvrage de pathologie, remarqua que depuis un moment il était gêné par une érection persistante. En se retournant, il aperçut une femme rousse, qui était assise sur le même banc, mais de l’autre côté, et qui répandait une odeur assez forte. Il attribua à l’impression olfactive qu’il avait sentie sans en avoir conscience le phénomène d’excitation génitale.

Cette observation est intéressante, parce qu’elle montre que, chez certains sujets, l’odeur peut devenir directementunecaused’excitation, sans évoquer des souvenirs spéciaux [6].

L’amant de l’odeur présente au psychologue un intérêt tout particulier, car ce genre de fétichisme se rattache intimement à l’existence d’un type sensoriel : l’olfactif [7].

On comprend qu’un olfactif, qui, dans toutes les circonstances de sa vie, attache une grande valeur à l’odeur des objets, qui, s’il est médecin, pourra reconnaître ou soupçonner une maladie, par exemple la fièvre typhoïde, a l’odeur dégagée par les malades, apportera les mêmes préoccupations olfactives dans ses relations amoureuses. Ainsi, il se souviendra distinctement de l’odeur propre à chaque femme qu’il a connue ; une femme, fût-elle très jolie, ne lui plaira pas, si elle répand une odeur désagréable ; au contraire il se laissera séduire par une femme d’une figure insignifiante, mais dont l’odeur lui paraîtra délicieuse.

Tout cela se comprend comme une conséquence logique de la prédominance de l’odorat sur les autres sens ; mais si l’olfactif en arrive à ce point de ne tenir compte chez la femme que d’une chose : - l’odeur, on peut dire que c’est du fétichisme. Il n’y a là qu’une question de degré.

Les quelques faits réunis jusqu’ici suffisent déjà à montrer que l’amour n’est pas un sentiment banal, qui se présente chez tous avec des caractères uniformes. Chacun a sa façon propre d’aimer, comme de penser, comme de marcher, comme de respirer ; seulement, le plus souvent, ce que l’on montre au grand jour, ce sont les caractères spécifiques de la passion ; les nuances individuelles restent cachées au plus profond du cœur.

Après l’amant de l’odeur, vient l’amant de la voix. Je n’ai pu réunir sur ce point qu’un très petit nombre de documents. M. Dumas a décrit, dans une nouvelle intitulée la Maison du Vent, un état psychologique assez particulier ; il s’agit d’une femme qui s’est laissée séduire par la voix d’un ténor ; le mari pardonne à sa femme et la sauve par où elle s’est perdue, en faisant agir sur elle les séductions de sa propre voix. J’ai demandé à M. Dumas si cette histoire reposait sur une observation vraie ; il a bien voulu me répondre ceci : « La femme qui subissait le charme de la voix est réelle ; seulement, elle n’était pas la femme de l’homme de la Maison du Vent ; mais le fait n’en existe pas moins. J’ai réuni ces deux cas, voilà tout. Cette femme était une comédienne, sans grand talent d’ailleurs, qui s’était éprise d’un de mes confrères en entendant sa voix et sans le voir. Elle était dans le premier cabinet de Montigny, elle attendait qu’il eût fini de causer avec un auteur, la porte était ouverte, elle entendait les voix plus que les mots. Je me trouvais avec elle, et elle me disait : "Entendez-vous cette voix ? Entendez-vous cette voix ?" Et elle était en véritable extase, me faisant signe de me taire quand je voulais parler. La liaison s’est faite très vite, et a duré très longtemps [8] ».

Autre fait. On m’a rapporté qu’une personne ne peut entendre jouer au piano l’air du ballet de Faust (la nuit de Walpurgis) sans éprouver des phénomènes d’excitation génitale. Cette observation, malheureusement trop courte, nous permet de bien marquer le passage de l’état normal à l’état pathologique. Le caractère voluptueux attaché à ce morceau de musique tient évidemment au ballet qui l’accompagne, ballet où l’on voit un essaim de danseuses, belles, brillantes, décolletées, entourer Faust et lui faire mille agaceries. Lorsqu’une personne assiste a ce spectacle, il se fait une association inconsciente dans son esprit entre l’audition de la musique et la vue des danseuses. Supposons qu’il s’agisse d’une personne hyperexcitable. Si on joue devant elle au piano le ballet de la nuit de Walpurgis, l’air lui rappellera complètement ce qui se passait sur la scène, et ce souvenir sera assez intense pour lui donner une impression de plaisir génital. Ici, ce n est pas la musique qui directement produit la réaction sexuelle, c’est le souvenir visuel suggéré ; mais supposons que ce souvenir visuel s’efface peu à peu, disparaisse même complètement, et que l’audition du morceau continue à produire la même impression sensuelle, on pourra dire dans ce cas que cette musique a acquis la propriété d’agir directement sur le sens génital du sujet [9]. Les détails me manquent pour savoir au juste si c’est là ce qui c’est passé dans l’observation qu’ou m’a rapportée ; peu importe d’ailleurs ; les deux cas que nous venons d’essayer de distinguer, suivant que l’excitation musicale est directe ou indirecte, se fondent insensiblement l’un dans l’autre, et la difficulté qu’on éprouve à les distinguer est encore la meilleure preuve de leur parenté.

Nous venons de faire l’esquisse de plusieurs espèces de fétichisme. Il nous serait impossible de les énumérer toutes.

À un point de vue général, on peut dire que tout ce que la femme a inventé de parures et d’ornements, tout ce qu’elle a imaginé de joli, de curieux, de bizarre et d’insensé pour plaire à l’homme, et vice versa, a pu devenir l’occasion d’un fétichisme nouveau. Qui peut énumérer toutes les folies causées par une belle chevelure rouge, ou par le violent éclat d’une figure fardée ?

Quant aux causes du fétichisme décrit jusqu’ici, elles sont difficiles à démêler. L’hérédité d’abord, comme préparation. Nous avons signalé une cause directe : le développement du sens de l’olfaction. Une autre cause plus générale mérite d’être citée, c’est l’association d’idées et de sentiment engendrée par la coutume. Qui ne connaît l’influence de la coutume sur notre appréciation de la beauté ? À Pékin, une femme est belle quand elle déborde de graisse et que ses pieds sont trop petits pour marcher ; à Java, quand elle a le teint jaune et les dents peintes en noir ; à Tahiti, quand elle a le nez écrasé. Il n’est même pas besoin d’aller chercher à l’autre bout du monde les preuves de la force de la coutume sur nos sentiments et nos goûts. Chacun sait que dans nos sociétés civilisées on préfère généralement « la distinction » à la beauté. Or, de quoi se compose la distinction ? De certains traits et de certaines manières qu’on ne rencontre d’ordinaire que dans les classes riches de la société [10]. Il y a, dit Dumont, des nez qui deviennent à la mode uniquement parce qu’on les trouve sur le visage de gens haut placés. Ici encore, c’est la coutume qui pétrit les goûts ; la coutume, c’est-à-dire les associations d’idées qui se répètent fréquemment.

L’influence de l’association des idées sur l’histoire sexuelle de certains malades n’est pas une hypothèse ; elle apparaît à la lecture de quelques-unes des observations précédentes. Notre étude sur ce point aura donc une base matérielle [11].

Parmi les causes du fétichisme amoureux, on pourrait signaler encore l’instinct de la génération. Schopenhauer prétend que la recherche amoureuse d’une forme particulière du corps est déterminée par l’instinct de la génération ; cet instinct, aussi intelligent qu’inconscient, pousserait l’individu à contracter une union propre à sauvegarder l’intégrité du type. C’est ainsi que les petits hommes aimeraient surtout les grandes femmes. Dans cette hypothèse, les faits de perversion s’expliqueraient par les déviations de cet instinct de sélection sexuelle.

Il y a certainement beaucoup de grandeur dans cette conception de l’instinct, considéré comme le génie qui veille à la conservation de la pureté de l’espèce. L’explication du reste ne nous paraît pas invraisemblable. Malheureusement, ce sujet est encore si obscur qu’il vaut mieux l’abandonner pour le moment à la poésie et au roman. On ne connaît rien de bien net sur les affinités électives.

En somme, on sait bien peu de choses sur les causes du fétichisme.


Notes
[1] Art de penser, ch. V.
[2] Voilà le point important, et Descartes n’a pas manqué de le reconnaître. L’aversion acquise pour certains objets devient indépendante du souvenir du fait qui a donné naissance à cette aversion.
[3] Encéphale, 1883
[4] Un Joli Monde, p. 268.
[5] Un Joli Monde, p. 265.
[6] Interrogez, dit Mantegazza, un grand nombre d’hommes profondément sensuels, et ils vous diront qu’ils ne peuvent visiter impunément les fabriques d’essences et de parfums (Op. cit., p. 150).
[7] Les renseignements suivants m’ont été donnés par le Dr A..., un olfactif. - Sur l’existence des autres types sensoriels, on peut consulter ma Psychologie du Raisonnement, ch. I, Alcan, 1886.
[8] On lira aussi avec intérêt un roman de M. Belot intitulé les Baigneuses de Trouville. Je soupçonne que plusieurs mariages de cantatrices sont justiciables du fétichisme.
[9] Quelques auteurs ont prétendu que la musique est immorale. Le motif secret de ce jugement, encore plus bizarre que sévère, se trouve peut-être dans l’ordre de faits dont nous nous occupons en ce moment.
[10] Dumont, Théorie scientifique de la sensibilité, p. 181 ; Spencer, Principes de psychologie, t. II, p. 661 et seq.
[11] Nous trouverons plus loin d’autres observations où le rôle de l’association des idées est bien plus manifeste.

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Chapitre II
Le culte des objets matériels

Le culte des objets matériels. - Les reliques d’amour. - Aveu de Rousseau. - L’amant du costume. - L’amant du mouchoir. - L’amant du bonnet de nuit. - L’amant des clous de bottine. - L’amant du tablier blanc. - L’étude des causes. - L’hérédité. - L’inversion sexuelle. - Toutes ces perversions forment une famille naturelle. - Influence d’une première association d’idées. - Détail des observations. - À l’état normal, l’idée ne modifie pas profondément l’organisme psychique.

Dans tous les genres de fétichisme passés en revue jusqu’ici, le culte s’adresse à une fraction de la personne, ou à une émanation de la personne. Dans les exemples qui vont suivre, le culte s’adresse à un simple objet matériel. Nous nous enfonçons dans la pathologie.

Il n’est pas difficile de montrer que l’amour normal conduit à une certaine recherche des objets matériels. Les preuves de cette idolâtrie amoureuse qui, plus que toute autre, mérite le nom de fétichisme, pourraient être fournies par la lecture du premier roman venu. Mantegazza, parlant des "sublimes puérilités de l’amour", dit que "dans le reliquaire de l’amour il y a place pour les choses les plus gracieuses comme les plus grossières". "J’avais un ami, ajoute-t-il, qui pleurait de joie et d’attendrissement durant des heures en contemplant et en baisant un fil de soie qu’elle avait tenu dans ses mains, et qui était pour lui son unique relique d’amour. Il y en a qui ont dormi pendant des mois et des années avec un livre, une robe, un châle [1]".

Les objets matériels de ce culte de l’amour sont surtout aimés parce qu’ils rappellent une personne : ils ont donc principalement une valeur d’emprunt.

Dans d’autres cas, on voit la chose inerte acquérir une sorte d’indépendance ; elle est aimée non plus pour la personne dont elle évoque l’image, mais pour elle-même. On sait que beaucoup de très jeunes gens s’éprennent de passion pour une femme sculptée ou peinte. De jeunes prêtres éprouvent une vague tendresse pour la statuette de la Vierge qui reçoit leurs prières. Tous ces faits sont connus et décrits dans plusieurs romans.

Comme contribution à l’étude de l’amour des choses inertes, nous avons recueilli une observation assez complète sur l’amant du costume. Avant de présenter cette observation, il convient de la préparer en rappelant que nul n’est indifférent à ce que la personne qu’il aime soit bien habillée et bien parée. Parlant de l’amour, notre vieux Montaigne dit que "certes, les perles et le brocadel de brocart y confèrent quelque chose, et les tiltres et le train" [2]. Rousseau, plus explicite encore, avoue que les couturières, les filles de chambre, les petites marchandes ne le tentaient guère ; il lui fallait des demoiselles. "Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire, c’est la volupté : c’est un teint mieux conservé... une robe plus fine et mieux faîte, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie ayant tout cela". Rousseau a marqué le point important de cette prédilection, quand il dit qu’il n’y a pas là une affaire de vanité, mais de volupté. Ce dernier trait ne doit pas être oublié ; il servira d’introduction à l’observation suivante, curieuses à plusieurs titres.

Il s’agit d’un magistrat distingué, M. L..., dont nous avons reçu les confidences : ce malade ressent une affection toute particulière pour les femmes qui portent un certain costume ; ce costume moitié, national et moitié fantaisiste, est celui qu’adoptent à Paris les Italiennes qui servent de modèles. La seule vue d’un de ces costumes passant dans la rue lui procure une excitation génitale assez intense. Il rapporte l’origine de ce phénomène à une rencontre qu’il fit à seize ans, et qui le bouleversa complètement : il aperçut dans la rue trois jeunes Italiennes d’une éclatante beauté ; elles s’arrêtèrent près de lui pour regarder une devanture de magasin. Pendant une minute, il eut un tableau magique sons les yeux : un rayon de soleil éclairait les brillantes couleurs rouges, bleues et blanches de leur costume, et faisait étinceler l’or de leurs colliers et de leurs boucles d’oreilles. Il a gardé de cette scène un souvenir si lumineux et si vivant qu’il tressaille encore y pensant. Cette circonstance a décidé de ses goûts. Pour lui, il n’y a que les Italiennes qui soient jolies, il n’y a que le costume italien qui soit élégant. Aujourd’hui devenu un homme grave et sérieux, lorsqu’il voit passer dans la rue une italienne en costume, il ne peut pas s’empêcher de la suivre : la vue de sa robe rouge et de son tablier bleu lui cause un plaisir indicible, et pour peu qu’elle soit jeune et jolie, il est tout tremblant d’émotion. À une certaine époque, il était allé se loger dans le voisinage de la rue de Jussieu, où les modèles italiens de Paris ont établi leur quartier général. Il m’enviait souvent de pouvoir voir de près les Italiennes qui posaient, comme modèles chez un peintre de ma famille.

Ce goût particulier a pour objet, non telle femme mais le costume, car toute femme qui porte ce costume provoque chez lui la même impression : il s’agit donc là d’un cas de fétichisme où le culte s’adresse presque uniquement à un objet matériel.

Il faut seulement que le costume soit revêtu par une femme ; le costume seul, pendu à une patère ou posé sur un mannequin, ne détermine pas chez le malade des phénomènes d’excitation génitale ; il n’éprouve, comme il m’en a fait l’aveu, qu’un plaisir très modéré à le regarder.

Cette observation nous montre une tendance incomplète à l’adoration exclusive d’un objet matériel. L’attrait sexuel pour un corps inerte n’a pas acquis une entière indépendance.

M. Macé décrit les allures de certains individus, qui volent des mouchoirs aux dames, par amour. Quand un de ces individus, dit-il, vient de prendre un mouchoir, il le passe sur ses lèvres avec un mouvement de passion, il en aspire le parfum, et se retire en titubant comme un homme ivre. On trouva dans la chambre d’un tailleur, arrêté dans ces circonstances, plus de 300 mouchoirs brodés a diverses initiales. Les agents de police savent bien que ces voleurs de mouchoirs ne sont pas de vulgaires pickpockets ; cependant les tribunaux les condamnent assez souvent, ce qui tient au voisinage du porte-monnaie (p. 269).

Ces observations nous acheminent vers celles auxquelles nous avons déjà fait allusion au commencement de nos études. Nous voulons parler de ces dégénérés qui adorent les clous de bottine, ou les tabliers blancs, ou les bonnets de nuit [3]. Parfois la perversion de ces sujets est si accusée qu’elle ne laisse pas place à des rapports sexuels normaux. L’amant du bonnet de nuit reste impuissant auprès de sa jeune femme jusqu’au moment où il se représente fortement l’image d’un bonnet de nuit. Quant au sujet dont l’affinité sexuelle se porte sur les clous de souliers de femme, son obsession donne lieu à quelques autres conséquence logiques. Il cherche à voir les clous de bottine de femme ; il examine avec soin leur trace dans la neige ou sur la terre humide ; il écoute le bruit qu’ils font sur le pavé de la rue ; il trouve un plaisir ardent à répéter des mots qui sont destinés à aviver l’image de ces objets ; ainsi, il se complait dans l’expression : "Ferrer une femme". Comme il arrive presque toujours, ce malade s’adonne à la masturbation qui joue ici le rôle de caisse de résonance ; car, pendant ces pratiques, il pense à ses clous avec toute l’intensité que l’excitation génitale peut donner à l’imagination. Un jour on l’arrêta dans la rue pendant qu’il se livrait à son vice habituel devant la devanture d’un cordonnier. Le troisième malade, qui recherche les tabliers blancs, donne lieu, lui aussi à une observation curieuse ; il a trouvé son Sosie dans un autre malade, un Italien observé par le Dr Lombroso ; le dégénéré italien a exactement le même appétit pour les tabliers blancs que le dégénéré français ; seulement, chez lui, l’obsession, d’abord fixée sur les tabliers blancs, s’est étendue progressivement à tous les objets blancs ; un linge flottant, et même un mur blanchi à la chaux suffisent à provoquer la réaction sexuelle.

Essayons de faire, en psychologue, l’examen de ces trois observations pathologiques. Les cas de fétichisme que nous venons de décrire appartiennent évidemment à la même famille : la différence de leur objet a peu d’importance, on peut même dire qu’elle n’en a aucune. S’il fallait classer les impulsions morbides d’après la nature de leur objet, il faudrait, comme M. Gley le remarque avec esprit, faire de la tendance au vol, de la kleptomanie, un délire partiel et spécial. "Ce serait tomber dans le ridicule, puisque, dans cette monomanie même, il faudrait créer des sous-espèces, comme le montre une observation de M. Lunier, où il s’agit d’une hystérique qui volait exclusivement des cuillers ; on pourrait donc ironiquement distinguer la cochléaromanie [4]".

Passons maintenant à l’étude des causes, que nous avons déjà effleurée dans le chapitre précédent. Dans ce domaine l’hérédité reste, comme on l’a appelée, la cause des causes : c’est elle qui prépare le terrain où la maladie de l’amour doit germer et grandir. Mais l’hérédité, à notre avis, n’est pas capable de donner à cette maladie sa forme caractéristique ; quand un individu adore les clous de bottine, et un autre les yeux de femme, ce n’est pas l’hérédité qui est chargée d’expliquer pourquoi leur obsession porte sur tel objet plutôt que sur tel autre. On peut supposer à la rigueur que les malades naissent avec une prédisposition toute formée, les uns pour les tabliers blancs, les autres pour les bonnets de nuit. Mais quand même on admettrait cette hypothèse, elle ne dispenserait pas d’expliquer comment la perversion transmise par l’hérédité a été acquise chez les générateurs ; l’hérédité n’invente rien, elle ne crée rien de nouveau ; elle n’a pas d’imagination, elle n’a que de la mémoire. On l’a appelée à juste titre la mémoire de l’espèce. Aussi ne résout-elle pas le problème, elle ne fait que le déplacer.

Il y a de fortes raisons de supposer que la forme de ces perversions est jusqu’à un certain point acquise et fortuite. Ainsi que nous le montrerons tout à l’heure, il s’est produit dans l’histoire de ces malades un accident qui a donné à la perversion sa forme caractéristique. Il est bien entendu qu’une circonstance aussi fortuite ne joue un rôle aussi capital que parce qu’elle a impressionné un dégénéré. Un homme sain subit tous les jours des influences analogues, sans devenir pour cela l’amant des clous de bottine.

À cet égard, il est permis de rapprocher des observations précédentes d’autres observations encore plus curieuses, faisant en quelque sorte partie de la même formule pathologique. Signalés d’abord par Westphall et d’autres en Allemagne [5], ces faits ont été mis en lumière en France par une observation magistrale de MM. Charcot et Magnan [6]. Westphall appelle ces faits : Contrare Sexualempfindung (sens sexuel contraire). Charcot et Magnan emploient le terme d’inversion sexuelle. Dans tous les cas, il s’agit d’une attraction d’une personne pour les personnes du même sexe. L’observation de Charcot est d’autant plus frappante qu’il s’agit d’un homme instruit, intelligent, professeur de Faculté, se rendant parfaitement compte de son état, et l’analysant avec une grande profondeur.

On a considéré ces cas comme de véritables lusus natuæ. M. Ribot, qui en dit un mot dans ses Maladies de la personnalité, les déclare inexplicables. Westphall considère que dans la sexualité contraire "une femme est physiquement femme, et psychiquement homme, un homme au contraire est physiquement, homme, et psychiquement femme". Si cette expression est simplement une comparaison littéraire, nous y souscrivons : elle nous paraît ingénieuse et brillante. Mais il ne faut pas la prendre à la lettre ; car, dans ce cas, elle est radicalement fausse. Nous croyons qu’on ne doit pas attacher ici une importance trop grande à la forme de la perversion ; c’est la perversion elle-même qui est le fait caractéristique, et non l’objet vers lequel elle entraîne le malade. C’est ce que nous avons dit plus haut au sujet des perversions où le malade recherchait des corps inanimés. Ainsi l’inversion génitale nous paraît être une perversion tout à fait du même ordre. C’est une circonstance extérieure, un événement fortuit, oublié sans doute, qui a déterminé le malade à poursuivre des personnes de son sexe ; une autre circonstance, un autre événement auraient changé le sens du délire, et tel homme qui aujourd’hui n’aime que les hommes, aurait pu, dans un milieu différent, n’aimer que les bonnets de nuit ou les clous de bottine.

Ce qui prouve que toutes ces perversions appartiennent à la même famille, c’est qu’elles constituent des symptômes d’un même état pathologique : il s’agit dans tous les cas de dégénérés, présentant comme les observations prises l’attestent, des stigmates physiques et mentaux très nets et une hérédité morbide très chargée. Aussi quelques auteurs n’ont-ils pas hésité à ranger tous ces faits dans le même cadre.

On petit objecter cependant que la sexualité, qui, à l’état normal, dépend de la conformation anatomique et des éléments nerveux associés à l’organe est peut-être un fait trop important pour que des circonstances accidentelles puissent le modifier du tout au tout et l’intervertir. Mais cette objection ne nous arrête pas. Sans nous attarder à faire remarquer que, dans les autres perversions sexuelles qui ont pour objet des corps inanimés, la modification est beaucoup plus profonde, et qu’elle est cependant produite par des événements extérieurs, nous nous bornerons simplement à rappeler les observations faites sur des hermaphrodite ; elles sont péremptoires. Un certain nombre de fois, comme l’atteste entre autres Tardieu [7], une erreur a été commise sur le sexe réel d’un hermaphrodite apparent ; or l’habitude et les occupations imposées par le sexe erroné ont le plus souvent déterminé les goûts du sujet. Pris pour un homme, tel hermaphrodite s’est comporté sexuellement comme un homme.

Si l’inversion sexuelle résulte, comme nous le pensons, d’un accident agissant sur un sujet prédisposé, il n’y a pas plus de raison d’attacher une grande importance au fait même de l’inversion qu’à l’objet quelconque d’une autre perversion sexuelle.

Recherchons donc l’accident qui a joué un rôle si grave dans l’histoire pathologique de ces sujets. Le plus souvent les sujets interrogés ne savent à quelle cause rapporter l’origine de leur aberration, soit que le souvenir du fait ait été effacé par le temps, soit que le fait n’ait jamais été remarqué, soit enfin que le médecin n’ait pas songé à diriger son interrogatoire dans ce sens. Cependant quelques-unes des observations renferment sur ce point des détails de la plus grande importance, qui comblent les lacunes des autres observations.

D’après une remarque faite par tous les médecins, les débuts de la perversion sexuelle sont toujours précoces, et c’est une raison à ajouter aux autres pour expliquer comment tant de malades ne se rappellent pas exactement ce que j’appellerai brièvement l’accident.

Le jeune amant du bonnet de nuit raconte qu’à l’âge de cinq ans il couchait dans le même lit qu’un de ses parents, et que lorsque celui-ci mettait son bonnet de nuit, il avait une érection persistante. Vers la même époque, il voyait se déshabiller une vieille servante, et quand elle se mettait sur la tête une coiffe de nuit, il se sentait aussi très excité et avait une érection. De ce témoignage il résulte clairement que l’obsession dont il s’agit a une origine très ancienne, puisqu’à cinq ans la vue du bonnet fatidique produisait déjà son effet. Mais on peut en conclure aussi un autre fait, moins bien prouvé, mais très vraisemblable ; c’est que l’enfant sentait vers le soir des phénomènes d’excitation sexuelle, et que ces phénomènes se sont associés à la vue d’une vieille femme se coiffant d’un bonnet de nuit, parce que les deux faits ont souvent coïncidé. Une coïncidence de deux faits, une association mentale formée à la suite, à un âge où toutes les associations sont fortes, et chez un enfant dont le système nerveux est déséquilibré, voilà la source de l’obsession.

Dans le cas où l’obsession à trait aux tabliers blancs, l’histoire du malade peut être reconstituée : "À quinze ans, il aperçoit, flottant au soleil, un tablier qui séchait, éblouissant de blancheur ; il approche, s’en empare, serre les cordons autour de sa taille, et s’éloigne pour aller se masturber derrière une haie". Ici encore nous trouvons une coïncidence entre l’excitation génitale et un fait extérieur ; la coïncidence se change en association d’idées, et l’association, établie sur un terrain de choix, chez un dégénéré, devient tyrannique, obsédante : elle déterminera toute l’histoire sexuelle subséquente du malade.

Dans l’observation de sexualité contraire publiée par MM. Charcot et Magnan, on discerne bien qu’il s’est passé quelque événement semblable, mais le fait est moins net. "Ma sensualité, dit le malade, s’est manifestée dès l’âge de six ans, par un violent désir de voir des garçons de mon âge ou des hommes nus. Ce désir n’avait pas grand’peine à se satisfaire car mes parents habitaient près d’une caserne, et il m’était facile de voir des soldats se livrant à l’onanisme". On voit que d’après le malade, la vue des soldats n’aurait pas joué le rôle de cause ; il aurait recherché ce spectacle parce qu’il avait déjà l’amour de l’homme. Malheureusement les médecins n’ont pas suffisamment insisté sur ce point ; il s’agissait peut-être là aussi, comme chez les sujets précédents, d’une première coïncidence qui avait déterminé la forme de la perversion.

Dans les observations précédentes, on vient de voir qu’un accident, qui par lui-même est tout à fait insignifiant, est parvenu à se graver en traits profonds et indélébiles dans la mémoire de ces malades.

Un résultat aussi considérable a lieu de surprendre, car, en général, ce ne sont pas les idées, ni les perceptions qui modifient profondément l’organisme. Les modifications qui durent ne proviennent pas d’en haut, du domaine des idées ; elles procèdent au contraire de bas en haut en remontant du domaine des instincts, des sentiments et des impressions inconscientes. Cette toute-puissance d’une association d’idées, d’une simple opération intellectuelle nous paraît être suffisante pour caractériser un état morbide. Cet état, en somme, ressemble par plus d’un côté à l’état hypnotique ou nous voyons l’esprit du patient accessible à toutes les idées qu’on lui suggère ; l’idée, qui est normalement un produit, un résultat dernier, une floraison, devient dans les conditions artificielles de l’hypnose la cause initiale de changements profonds ; elle produit l’hallucination, l’impulsion motrice, la perte de sensibilité, la paralysie ; elle produit même des modifications organiques, des élévations ou des abaissements de température, des rubéfactions et jusqu’à des sueurs de sérosité et de sang. On n’a pas encore remarqué suffisamment à quel point ces faits sont le contre-pied de l’évolution psychique normale, qui va de bas en haut et non de haut en bas.

Notes
[1] Physiologie de l’amour, p. 150. M. Gley rappelle que les hommes sensuels ne peuvent pas voir, sans être fortement excités, les linges qui constituent ce qu’on appelle dans la langue galante les "dessous" d’une femme. C’est un fait du même genre que ceux du texte ; seulement, il est infiniment moins poétique.
[2] Alfred Binet fait ici référence aux Essais de Montaigne, Livre III, Chap. III, De trois commerces, 1595 (Abréactions Associations)
[3] Charcot et Magnan, Arch. de Neurol., 1882.
[4] Gley, Rev. philosoph., janvier 1884.
[5] Westphall, Arch. fur Psychiatrie, 1870 et 1876. Krafft-Ebing, Ibid., 1877.
[6] Arch. de Neurol., 1882, numéro 7 et 12.
[7] Tardieu et Langier, Dict. de méd., art. Hermaphrodisme.


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Chapitre III
Le culte d’une qualité psychique

Le culte d’une qualité psychique. - L’amour de Rousseau pour Mlle Lambercier. - Caractéristiques de cet amour. - Exhibitionnisme. - Observation de Tarnowski. - La volupté de la douleur.


Le culte du fétichiste ne s’adresse pas toujours à une fraction du corps d’une personne vivante ou à un objet inerte ; il peut se porter sur autre chose, sur une qualité psychique.

Une importante observation, due à J.-J. Rousseau, fera la lumière sur cette forme raffinée du fétichisme amoureux.

Le fait relaté par Rousseau se rapporte au temps où il fut mis en pension à Bossey, chez le ministre Lambercier, pour y apprendre le latin. Il avait alors huit ans. Notons tout de suite que les perversions sexuelles se forment de bonne heure.

« Je me souviendrai toujours, dit-il, qu’au temple, répondant au catéchisme, rien ne me troublait plus, quand il m’arrivait d’hésiter, que de voir sur le visage de Mlle Lambercier des marques d’inquiétude et de peine ». - Mlle Lambercicr, sœur du ministre, avait alors une trentaine d’année. « Cela seul m’affligeait plus que la honte de manquer en public, qui m’affectait pourtant extrêmement, car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte ; et je puis dire ici que l’attente des réprimandes de Mlle Lambercier me donnait moins d’alarmes que la crainte de la chagriner.

« Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus que son frère, mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n’était jamais emportée, je m’en affligeais et ne m’en mutinais point...

« Comme Mlle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle en avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions méritée. Assez longtemps, elle s’en tint à la menace, et cette menace d’un châtiment, tout nouveau pour moi, me semblait très effrayante, mais après l’exécution, je la trouvai moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avait été, et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant, car j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef de la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point du tout paru plaisant. Mais, de l’humeur dont il était, cette substitution n’était guère à craindre, et si je m’abstenais de mériter cette correction, c’était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier...

« Cette récidive, que j’éloignais sans la craindre, arriva sans qu’il y eût de ma faute, c’est-à-dire de ma volonté, et j’en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s’étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n’allait pas à son but, déclara qu’elle y renonçait, et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après, on nous fit coucher dans une autre chambre, et j’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par elle en grand garçon ».

- Arrêtons un moment la narration de l’auteur. Il importe de souligner avec quelle précision Rousseau indique la genèse de la perversion sexuelle dont il va maintenant exposer les détails. Ce qui a donné naissance à cette perversion, ou du moins ce qui lui a donné sa forme, c’est un événement fortuit, un accident : la correction reçue des mains d’une demoiselle. En termes psychologiques, on peut dire que cette perversion est née d’une association mentale.

« Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ?... Tourmenté longtemps, sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles personnes : mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier ».

- Soulignons encore en passant ce travail de l’imagination, que nous étudierons plus loin sous le nom de rumination érotique des fétichistes.

« Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs honnêtes ( ?) qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue... Non seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse et rebutante...

« Ces préjugés de l’éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d’un tempérament combustible, furent aidés par les diversions que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais senti, malgré des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïssable, et qui tenait de si près à l’autre sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j’empruntais imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlais d’en tirer ». C’est ainsi que, « avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent ».

- Nous verrons qu’habituellement le fétichisme, quand il est poussé à l’extrême, tend à produire la continence. C’est ce qui s’est réalisé pour Rousseau. D’après ses Confessions, il a joué avec l’amour dès ses premières années, mais il est resté continent jusqu’à trente ans passés. Encore a-t-il fallut, pour mettre un terme à sa continence, que la belle Mlle de Warens, qu’il appelait maman, le prit un jour à part, et lui proposa gravement de le traiter en homme afin de l’arracher au péril de sa jeunesse. Elle lui donna huit jours pour réfléchir à sa proposition ; et, quoiqu’il n’ait pas eu la sottise de la repousser, il chercha tout de bon dans sa tête, à ce qu’il raconte, « un honnête moyen d’éviter d’être heureux ».

Remarquons encore cette singulière prétention de Rousseau de se croire garanti contre toutes les souillures par le fait de sa perversion. Il n’avait cependant conservé que la chasteté du corps, et cette chasteté-là n’a pas beaucoup de valeur, quand celle de la pensée est perdue.

« Non seulement donc, c’est ainsi qu’avec un tempérament très ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l’âge de puberté sans désirer, sans connaître d’autres plaisirs des sens que ceux dont Mlle Lambercier m’avait très innocemment donné l’idée ; mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre, que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens ; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai passé ainsi ma vie à convoiter et à me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée. Etre aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances ; et plus ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un amant transi. On conçoit que cette façon de faire l’amour n’amène pas des progrès bien sensibles, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup, à ma manière, c’est-à-dire par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes ».

Encore la même prétention bizarre à la chasteté.

« On peut juger de ce qu’ont dû me coûter de semblables aveux, parce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimais par les fureurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir, d’entendre, hors de sens, et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans l’enfance avec une enfant de mon âge, encore fut-ce elle qui me fit la première proposition [1] ».

Nous avons reproduit presque in extenso cette observation, que Jean-Jacques s’est laissé aller à conter le plus longuement possible, afin de prolonger son plaisir. Ce sont là d’admirables pages de psychologie. Jamais un sujet n’a décrit une maladie psychique avec plus de finesse et de pénétration. Pour ma part, je tiens cette auto-observation pour capitale ; elle me paraît absolument sincère, car on n’invente pas ces choses-là, quand on n’en a pas la clef ; d’ailleurs l’analyse y reconnaît un grand nombre de détails qui sont caractéristiques du fétichisme amoureux, et que nous retrouverons tout à l’heure chez d’autres malades. Le grand mérite de cette observation est d’être complète ; rien n’est laissé dans l’ombre ; tout est clair, tout se tient, tout est logique.

Avant d’aller au fond des choses, il faut faire une remarque superficielle : c’est que si Rousseau ne s’était pas décidé à l’étonnant aveu qu’on vient de lire, le lecteur des Confessions ne se serait pas douté un seul moment du singulier goût de Rousseau pour les maîtresses impérieuses. On peut lire l’histoire de ses amours avec Mme de Warens, avec Mme de Larnage et tant d’autres : aucun détail ne trahit son goût particulier, malgré le désir qu’il paraît avoir eu de tout dire avec la plus entière franchise. C’est une preuve évidente que les dessous de la passion restent presque toujours ignorés.

Cependant cette histoire de Mlle Lambercier a eu pour épilogue une aventure que Rousseau trouve plaisante et comique. Il raconte qu’en 1728 il allait chercher des allées sombres, des réduits cachés, ou il pût s’exposer de loin aux personnes du sexe dans l’état ou il aurait voulu être auprès d’elles. « Ce qu’elles voyaient, dit-il, n’était pas l’objet obscène, je n’y songeais même pas, c’était l’objet ridicule. Le sot plaisir que j’avais de l’étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n’y avait de là plus qu’un pas à faire pour sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue ne m’en eût, en passant, donné l’amusement, si j’eusse eu l’audace d’attendre ». Un jour, un homme, le voyant dans cette posture, lui donna la chasse. De nos jours, on appelle cela de l’exhibitionnisme.

Ce que le cas de Rousseau offre de bien particulier, c’est l’objet de son obsession. Nous avons vu jusqu’ici des obsessions entraînant les malades vers des parties matérielles du corps d’une personne. Ici, l’objet de l’obsession n’est pas purement matériel, il est en même temps psychique. Ce qu’aime Rousseau dans les femmes ce n’est pas seulement le sourcil froncé, la main levée, le regard sévère, l’attitude impérieuse, c’est aussi l’état émotionnel dont ces faits sont la traduction extérieure : il aime la femme fière, dédaigneuse, l’écrasant à ses pieds du poids de sa royale colère. Qu’est-ce que tout cela, sinon des faits psychologiques ? Il est donc permis d’en conclure que le fétichisme peut avoir pour objet non seulement la belle matière, mais encore l’esprit, l’âme, l’intelligence, le cœur, en un mot, une qualité psychique.

L’observation de Rousseau est si lumineuse qu’elle ne laisse aucun doute dans l’esprit sur la véritable signification du phénomène. Cette variété d’amour, qu’on pourrait appeler l’amour spiritualiste, pour l’opposer à l’amour plastique de nos précédentes observations, a été décrite par nos romanciers contemporains, dont quelques ouvrages sont des morceaux remarquables d’analyse psychologique. Il ne faut pas croire en effet que l’amour, même chez ceux qui ne recherchent que le plaisir, se résume dans la jouissance de la beauté corporelle. Il faut avoir bien peu d’expérience ou bien peu de lecture pour accepter une opinion aussi bornée. La vérité est que ce qui attache à une personne aimée, c’est autant son esprit que son corps. Le talisman par lequel une femme peut charmer n’est pas uniquement dans sa beauté physique, et les femmes le savent bien, car elles ont toujours su à merveille ce qu’il leur importe de savoir. Celle-ci, comme la Rosalba de Barbey d’Aurevilly, séduit par la pudeur raffinée qu’elle conserve ou plutôt qu’elle simule dans les plus grands transports de l’amour ; ses troubles, ses émotions, ses rougeurs virginales, qu’est-ce que tout cela, sinon des qualités psychiques ? Celle-là, comme la Vellini du même auteur, laide, ridée, jaune comme un citron, fascine son amant par la férocité de son amour haineux, toujours prêt à jouer du couteau. Une autre, comme la Lydie de Dumas fils galvanise un ancien amant par l’immoralité provocante des sentiments qu’elle étale devant lui. Ces trois exemples suffisent à prouver qu’en se fixant sur une qualité psychique, le désir sexuel ne s’épure pas toujours.

C’est l’intuition de tout cela qui a fait la profondeur des ouvrages où les romanciers ont décrit ces curieuses variétés de l’amour s’adressant presque uniquement à un état d’esprit de la personne aimée. Ils n’ont pas tous réussi à bien décrire cet amour, mais « ceux qui l’ont tenté en sont restés plus grands ». Maintenant que la formule est connue, on pourrait fabriquer à la douzaine, sur ce thème spécial, des romans plus profonds les uns que les autres.

Il ne s’agit point ici, on le comprend tout de suite, d’un goût platonique, mais d’un attrait sexuel. Beaucoup de gens qui attachent une importance capitale au caractère de la personne qu’ils épousent, se laissent inspirer par un tout autre motif. Je lisais un jour sur un album de jeune fille ce désir banal et cependant bien humain ; Demande : Quel est votre vœu le plus cher ? - Réponse : Épouser une jolie femme qui ait un bon caractère. Ce que l’auteur naïf de cet aveu entendait par bon caractère est facile à comprendre : il n’était pas question d’une qualité psychique qui devait devenir pour lui une cause d’excitation sexuelle ; il s’agissait tout prosaïquement d’une condition qui devait lui assurer la paix de chaque jour.

Tarnowski [2] a publié une observation qui nous paraît ressembler beaucoup au cas de Rousseau ; on peut même dire que c’est le cas de Rousseau amplifié. Il s’agit d’un homme, d’un honnête père de famille, qui, à des époques fixes, quitte sa demeure et va passer un certain temps chez une femme qui, selon un programme dressé d’avance, le soumet à des corrections physiques d’une grande violence. Nous ignorons malheureusement les détails de l’histoire passée de cet homme ; on y aurait peut-être découvert quelque fait expliquant, comme pour Rousseau, son goût pour la flagellation.

Que dire maintenant de ce phénomène étrange, paradoxal, auquel on a donné le nom heureux, mais énigmatique de « volupté de la douleur » ? Nous avons vu Rousseau désirant ardemment trouver une maîtresse qui le frappe, et n’osant jamais avouer sa folie aux femmes qu’il a aimées. Quelle jouissance peut-on trouver dans la douleur physique de se sentir meurtri de coups et dans la douleur morale de se sentir accablé par la colère ou le dédain d’une femme ? Cet état d’esprit, si insolite qu’il soit, n’est pas un fait accidentel ; il n’a rien de spécial Rousseau. Si on lit les mystiques, on reconnaît qu’il y a peu de mystiques qui ne se torturent le corps au moyen de cilices, de cordes, de disciplines, de chaînes de fer. Tel, comme Suso, dominicain du XIVe siècle, s’enferme dans un couvent, et se livre pendant trente ans à des macérations qui affaiblissent tellement son corps qu’au bout de ce laps de temps il ne lui reste plus qu’à mourir ou à cesser ses exercices cruels. Pour aimer, répètent les mystiques, il faut souffrir.

Il y a certainement là un problème bien curieux ; pour essayer de le comprendre, il faut d’abord le limiter. Plusieurs raisons peuvent pousser les mystiques à la recherche de la douleur physique : sous une apparence commune peuvent se cacher des situations absolument différentes. Ainsi, pour certains, les macérations prolongées ont pour but de dompter les désirs de la chair, en l’affaiblissant. D’autres fois, le mystique cherche à s’affaiblir parce qu’il sait qu’après le jeûne et les macérations la divinité lui envoie des visions : en d’autres termes, le régime débilitant favorise les hallucinations et l’extase. Autre raison : la douleur est envisagée comme une offrande à la divinité, dans le but d’apaiser sa colère ou d’assurer sa bienveillance. Enfin, la mortification devient un moyen d’exciter énergiquement l’imagination : son effet sur les images est analogue à celui de la flagellation sur les fonctions sexuelles du viveur usé.

Mais rien de tout cela ne constitue, à proprement parler, la volupté de la douleur ; aucune de ces raisons n’est applicable au cas de Rousseau ; pour comprendre comment on peut arriver à prendre plaisir à sa souffrance, il faut avoir recours à la loi de l’association des idées et des sentiments. C’est cette loi qui, à notre avis, domine la clef du problème.

Grâce à une association d’idées, nous avons vu des objets inertes et insignifiants, comme des bonnets de nuit, devenir un foyer intense de plaisir ; si l’on remplace, dans les mêmes conditions, l’objet inerte par l’acte indifférent d’une personne, l’acte produira également, par association d’idées, une impression agréable. Si l’acte est douloureux, comme la flagellation donnée par une main de femme, il pourra également acquérir, par une association d’idées, la propriété de paraître agréable. Alors, chose bizarre, le phénomène sera à double face. Directement, la blessure faite par la main aimée sera douloureuse - et indirectement, par association d’idées, elle sera voluptueuse ; de là ce double caractère, opposé et contradictoire, du même fait. C’est bien ce qui s’est passé chez Rousseau. S’il aime se courber, se prosterner, s’aplatir devant une maîtresse adorée, s’il appelle les coups d’une blanche main sur son échine, c’est que ces divers actes, quoique douloureux pour la sensibilité physique et morale, ont acquis, par association, la propriété d’éveiller la volupté.

De même que tel malade adore un bonnet de nuit, ou un clou de bottine, lui il adore la souffrance physique causée par une femme. C’est une dernière espèce de fétichisme, ce n’est pas la moins étrange.

Remarquons encore que ce qui donne à ce phénomène un caractère à part, c’est qu’il réside dans l’accolement de deux sentiments contraires. L’acte douloureux en lui-même devient agréable non par les idées accessoires qu’il réveille mais par les sentiments dérivés qui se sont joints a lui. Aussi, la juxtaposition de ces deux sentiments opposés produit-elle les mêmes effets de contraste que la juxtaposition de deux couleurs complémentaires, le vert et le rouge.

Notes
[1] Confessions, partie I, livre I.
[2] Inversion du sens génital. (Messager de Psychiatrie, Saint-Pétersbourg, déc. 1884.) Cité par Lombroso.

mardi 20 janvier 1998

Psychopathia sexualis, Krafft-Ebing, III (D), Névroses cérébrales (3) Fétichisme


Psychopathia Sexualis
avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle
Richard von Krafft-Ebing
Trad: Emile Laurent et Sigismond Csapo
Ed. Georges Carré, Paris, 1896

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III
NEVROSES CEREBRALES


I.--AFFECTION SEXUELLE POUR DES PERSONNES DE L'AUTRE SEXE AVEC MANIFESTATION PERVERSE DE L'INSTINCT.

3.—ASSOCIATION DE L'IMAGE DE CERTAINES PARTIES DU CORPS OU DU VÊTEMENT FÉMININ AVEC LA VOLUPTÉ.—FÉTICHISME

Dans nos considérations sur la psychologie de la vie sexuelle normale, qui ont servi d'entrée en matière à ce livre, nous avons montré que, même dans les limites de l'état physiologique, l'attention particulièrement concentrée sur certaines parties du corps de personnes de l'autre sexe et surtout sur certaines formes de ces parties du corps, peut devenir d'une grande importance psycho-sexuelle. Qui plus est, cette force d'attraction particulière pour certaines formes et certaines qualités agit sur beaucoup d'hommes et même sur la plupart; elle peut être considérée comme le vrai principe de l'individualisation en amour.

Cette prédilection pour certains traits distincts du caractère physique de personnes de l'autre sexe, prédilection à côté de laquelle il y a aussi quelquefois une préférence manifeste pour certains caractères psychiques, je l'ai désignée par le mot «fétichisme», en m'appuyant sur Binet (Du fétichisme en amour, Revue Philosophique, 1887) et sur Lombroso (préface de l'édition allemande de son ouvrage). En effet, l'enthousiasme et l'adoration de certaines parties du corps ou d'une partie de la toilette, à la suite des ardeurs sexuelles, rappelle à beaucoup de points de vue l'adoration des reliques, des objets sacrés, etc., dans les cultes religieux. Ce fétichisme physiologique a été déjà traité à fond plus haut.

Cependant, sur le terrain psycho-sexuel, il y a, a côté du fétichisme physiologique, un fétichisme incontestablement pathologique et érotique, sur lequel nous possédons déjà de nombreux documents humains et dont les phénomènes présentent un grand intérêt en clinique psychiatrique et même dans certaines circonstances médico-légales. Ce fétichisme pathologique ne se rapporte pas uniquement à certaines parties du corps vivant, mais même à des objets inanimés qui cependant sont toujours des parties de la toilette de la femme et par là se trouvent en connexité étroite avec son corps.

Ce fétichisme pathologique se rattache par des liens intermédiaires et graduels avec le fétichisme physiologique, de sorte que—du moins pour le fétichisme du corps—il est presque impossible d'indiquer par une ligne de démarcation nette où la perversion commence. En outre, la sphère totale du fétichisme corporel ne se trouve pas en dehors de la sphère des choses qui, dans les conditions normales, agissent comme stimulants de l'instinct génital; au contraire, il y trouve sa place. L'anomalie consiste seulement, en ce qu'une impression d'une partie de l'image de la personne de l'autre sexe, absorbe par elle-même tout l'intérêt sexuel, de sorte qu'à côté de cette impression partielle, toutes les autres impressions s'effacent ou laissent plus ou moins indifférent.

Voilà pourquoi il ne faut pas considérer le fétichiste d'une partie du corps comme un monstrum per excessum, tel que le sadiste ou le masochiste, mais plutôt comme un monstrum per defectum. Ce n'est pas la chose qui agit sur lui comme charme qui est anormale, c'est plutôt le fait que les autres parties n'ont plus de charme pour lui; c'est, en un mot, la restriction du domaine de son intérêt sexuel, qui constitue ici l'anomalie. Il est vrai que cet intérêt sexuel resserré dans des limites plus étroites, éclate avec d'autant plus d'intensité, et avec une intensité poussée jusqu'à l'anomalie. On pourrait bien indiquer comme un moyen pour déterminer la ligne de démarcation du fétichisme pathologique, d'examiner tout d'abord si l'existence du fétiche est une conditio sine qua non pour pouvoir accomplir le coït. Mais, en examinant les faits de plus près, nous verrons que la délimitation basée sur ce principe n'est exacte qu'en apparence. Il y a des cas nombreux où, malgré l'absence du fétiche, le coït est encore possible, bien qu'incomplet, forcé (souvent avec le secours de l'imagination qui représente des objets en rapport avec le fétiche); mais c'est surtout un coït qui ne satisfait pas et même fatigue. Ainsi, en examinant de plus près les phénomènes psychiques et subjectifs, on ne trouve que des cas intermédiaires dont une partie n'est caractérisée que par une préférence purement physiologique, tandis que pour les autres il y a impuissance psychique en l'absence du fétiche.

Il vaudrait peut-être mieux chercher le critérium de l'élément pathologique du fétichisme corporel sur le terrain de la subjectivité psychique.

La concentration de l'intérêt sexuel sur une partie déterminée du corps, sur une partie—ce sur quoi il faut insister—qui n'a aucun rapport direct avec le sexus (comme les mamelles ou les parties génitales externes), amène souvent les fétichistes corporels à ne plus considérer le coït comme le vrai but de leur satisfaction sexuelle, mais à le remplacer par une manipulation quelconque faite sur la partie du corps qu'ils considèrent comme fétiche. Ce penchant dévoyé peut être considéré, chez le fétichiste corporel, comme le critérium de l'état morbide, que l'individu atteint soit capable ou non de faire le coït.

Mais le fétichisme des choses ou des vêtements peut, dans tous les cas, être considéré comme un phénomène pathologique, son objet se trouvant en dehors de la sphère des charmes normaux de l'instinct génital.

Là aussi les symptômes présentent une analogie apparente avec les faits de la vita sexualis physiquement normale; mais en réalité l'ensemble intime du fétichisme pathologique est de nature tout à fait différente. Dans l'amour exalté d'un homme physiquement normal, le mouchoir, le soulier, le gant, la lettre, la fleur «qu'elle a donné», la mèche de cheveux, etc., peuvent aussi être des objets d'idolâtrie, mais uniquement parce qu'ils représentent une forme du souvenir de l'amante absente ou décédée, et qu'ils servent à reconstituer la totalité de la personnalité aimée. Le fétichiste pathologique ne saisit pas les rapports de ce genre. Pour lui, le fétiche est la totalité de sa représentation. Partout où il l'aperçoit il en ressent une excitation sexuelle, et le fétiche produit sur lui son impression70.

    Note 70:     Dans Thérèse Raquin, de Zola, où l'homme embrasse plusieurs fois les bottines de l'amante, il s'agit d'un fait tout différent de celui des fétichistes du soulier ou des bottines qui, à l'aspect de n'importe quelle bottine au pied d'une dame, ou même d'une bottine seule, entrent en extase voluptueuse et arrivent même à l'éjaculation.

D'après les faits observés jusqu'ici, le fétichisme pathologique paraît ne se produire que sur le terrain d'une prédisposition psychopathique et héréditaire ou sur celui d'une maladie psychique existante. De là vient qu'il se montre combiné avec d'autres perversions primitives de l'instinct génital et qui ont la même source. Chez les individus atteints d'inversion sexuelle, chez les sadistes et les masochistes, le fétichisme se rencontre souvent sous ses formes les plus variées. Certaines formes du fétichisme corporel (le fétichisme de la main ou du pied) ont même avec le masochisme et le sadisme des relations plus ou moins obscures.

Bien que le fétichisme se base sur une disposition psychopathique générale et congénitale, cette perversion en elle-même n'est pas primitive de sa nature comme celles que nous avons traitées jusqu'ici; elle n'est pas congénitale, comme nous l'avons dit du sadisme et du masochisme. Tandis que, dans le domaine des perversions sexuelles qui nous ont occupé jusqu'ici, l'observateur n'a rencontré que des cas d'origine congénitale, il trouvera dans le domaine du fétichisme des cas exclusifs de perversion acquise.

Tout d'abord, pour le fétichisme, on peut souvent établir qu'une cause occasionnelle a fait naître cette perversion.

Ensuite, on ne trouve pas dans le fétichisme ces phénomènes physiologiques qui, dans le domaine du sadisme et du masochisme, sont poussés par une hyperesthésie sexuelle générale jusqu'à la perversion, et qui justifient l'hypothèse de leur origine congénitale. Pour le fétichisme, il faut chaque fois un incident qui fournisse matière à la perversion. Ainsi que je l'ai dit plus haut, c'est un phénomène de la vie sexuelle normale, de s'extasier devant telle ou telle partie de la femme: mais c'est précisément la concentration de la totalité de l'intérêt sexuel sur cette impression partielle, qui constitue le point essentiel, et cette concentration doit s'expliquer par un motif spécial pour chaque individu atteint de ce genre d'aberration.

On peut donc se rallier à l'opinion de Binet que, dans la vie de tout fétichiste, il faut supposer un incident, qui a déterminé par des sensations de volupté l'accentuation de cette impression isolée. Cet incident doit être placé à l'époque de la plus tendre jeunesse, et coïncide ordinairement avec le premier éveil de la vita sexualis. Ce premier éveil a eu lieu simultanément avec une impression sexuelle provoquée par une apparition partielle (car ce sont toujours des choses qui ont quelque rapport avec la femme); il enregistre cette impression partielle et la garde comme objet principal de l'intérêt sexuel pour toute la durée de sa vie.

Ordinairement, l'individu atteint ne se rappelle pas l'occasion qui a fait naître l'association d'idées. Il ne lui reste dans la conscience que le résultat de cette association. Dans ce cas, c'est en général la prédisposition aux psychopathies, l'hyperesthésie qui est congénitale71.

    Note 71:     Quand Binet prétend, au contraire, que toute perversion sexuelle, sans exception, repose sur un incident pareil agissant sur un individu prédisposé—(il entend par prédisposition uniquement l'hyperesthésie en général),—il faut remarquer que cette hypothèse n'est ni nécessaire ni suffisante pour expliquer les autres perversions sexuelles, excepté le fétichisme, ainsi que nous l'avons démontré précédemment. On ne peut pas comprendre comment, la vue d'un individu qu'on flagelle, aurait précisément pour effet d'exciter sexuellement un autre individu, même très excitable, si l'alliance physiologique entre la volupté et la cruauté, chez cet individu anormalement excitable n'avait produit un sadisme primitif. Cependant, les associations d'idées sur lesquelles repose le fétichisme érotique, ne sont pas tout à fait dues au hasard. De même que les associations sadistes et masochistes sont préformées par le voisinage d'éléments respectifs dans l'âme du sujet, de même la possibilité des associations fétichistes est préparée par les attributs de l'objet et s'explique aussi par cette préparation. Ce sont toujours les impressions d'une partie de la femme (y compris le vêtement) dont il s'agit dans ce cas. Les associations fétichistes dues au pur hasard n'ont pu être constatées que dans très peu des cas qui seront cités plus loin.

Comme les perversions que nous avons étudiées jusqu'ici, le fétichisme peut se manifester à l'extérieur par les actes les plus étranges, les plus contraires à la nature et même par des actes criminels: satisfaction sur le corps de la femme loco indebito, vol et rapt d'objets agissant comme fétiches, souillure de ces objets, etc.

Là aussi tout dépend de l'intensité du penchant pervers et de la force relative des contre-motifs éthiques.

Les actes pervers des fétichistes peuvent, comme ceux des individus atteints d'autres perversions, remplir à eux seuls toute la vita sexualis externe, mais ils peuvent aussi se manifester à côté de l'acte sexuel normal, selon que la puissance physique et psychique, l'excitabilité par les charmes normaux se sont plus ou moins conservées. Dans le dernier cas, la vue ou l'attouchement du fétiche sert souvent d'acte préparatoire nécessaire.

D'après ce que nous venons de dire, la grande importance pratique qui se rattache aux faits de fétichisme pathologique se montre dans deux circonstances.

Premièrement, le fétichisme pathologique est souvent une cause d'impuissance psychique72.

    Note 72:     On peut considérer comme une sorte de fétichisme psychique, le fait très fréquent, que de jeunes maris qui autrefois ont beaucoup fréquenté les prostituées, se trouvent impuissants en présence de la chasteté de leurs jeunes épouses. Un de mes clients n'a jamais été puissant en présence de sa jeune femme, belle et chaste, parce qu'il était habitué aux procédés lascifs des prostituées. S'il essayait de temps en temps le coït avec les puellæ, il était parfaitement puissant. Hammond rapporte un cas tout à fait analogue et très intéressant. Il est vrai que dans de pareils cas le remords ainsi que la crainte d'être impuissant jouent un certain rôle.

Comme l'objet sur lequel se concentre l'intérêt sexuel du fétichiste, n'a par lui-même aucun rapport immédiat avec l'acte sexuel normal, il arrive souvent que le fétichiste cesse, par sa perversion, d'être sensible aux charmes normaux, ou que, du moins, il ne peut faire le coït qu'en concentrant son imagination sur le fétiche. Dans cette perversion, de même que dans beaucoup d'autres, il y a tout d'abord, par suite de la difficulté à obtenir une satisfaction adéquate, une tendance continuelle à l'onanisme psychique et physique, surtout chez les individus encore jeunes et chez d'autres encore que des contre-motifs esthétiques font reculer devant la réalisation de leurs désirs pervers. Inutile de dire que l'onanisme, soit psychique soit physique, auquel ils ont été amenés, réagit d'une façon funeste sur leur constitution physique et sur leur puissance.

Secondement, le fétichisme est d'une grande importance médico-légale. De même que le sadisme peut dégénérer en assassinat, provoquer des coups et des blessures, le fétichisme peut pousser au vol et même à des actes de brigandage.

Le fétichisme érotique a pour objet, ou une certaine partie du corps du sexe opposé, ou une certaine partie de la toilette de la femme, ou même une étoffe qui sert à l'habillement. (Jusqu'ici on ne connaît des cas de fétichisme pathologique que chez l'homme; voilà pourquoi nous ne parlons que du corps et de la toilette de la femme.)

Les fétichistes se divisent donc en trois groupes.
A.—LE FÉTICHE EST UNE PARTIE DU CORPS DE LA FEMME

Dans le fétichisme physiologique, ce sont surtout l'œil, la main, le pied et les cheveux de la femme qui deviennent souvent fétiches; de même dans le fétichisme pathologique, ce sont la plupart du temps ces mêmes parties du corps qui deviennent l'objet unique de l'intérêt sexuel. La concentration exclusive de l'intérêt sur ces parties pendant que toutes les autres parties de la femme s'effacent, peut amener la valeur sexuelle de la femme à tomber jusqu'à zéro, de sorte qu'au lieu du coït, ce sont des manipulations étranges avec l'objet fétiche qui deviennent le but du désir. Voilà ce qui donne à ces cas un caractère pathologique.

    Observation 73 (Binet, op. cit.).—X..., trente-sept ans, professeur de lycée; dans son enfance a souffert de convulsions. À l'âge de dix ans il commença à se masturber, avec des sensations voluptueuses se rattachant à des idées bien étranges. Il était enthousiasmé pour les yeux de la femme; mais comme il voulait à tout prix se faire une idée quelconque du coït et qu'il était tout à fait ignorant in sexualibus, il en arriva à placer le siège des parties génitales de la femme dans les narines, endroit qui est le plus proche des yeux. Ses désirs sexuels très vifs tournent, à partir de ce moment, autour de cette idée. Il fait des dessins qui représentent des profils grecs très corrects, des têtes de femmes, mais avec des narines si larges que l'immissio penis devient possible.

    Un jour, il voit dans un omnibus une fille chez laquelle il croit reconnaître son idéal. Il la poursuit jusque dans son logement, demande sa main, mais on le met à la porte; il revient toujours jusqu'à ce qu'on le fasse arrêter. X... n'a jamais eu de rapports sexuels avec des femmes.

Les fétichistes de la main sont très nombreux. Le cas suivant que nous allons citer n'est pas encore tout à fait pathologique. Nous le citons comme cas intermédiaire.

    Observation 74.—B..., de famille névropathique, très sensuel, sain d'esprit, tombe en extase à la vue d'une belle main de femme jeune, et sent alors de l'excitation sexuelle allant jusqu'à l'érection. Baiser et presser la main, c'est pour lui le suprême bonheur.

    Il se sent malheureux tant qu'il voit cette main recouverte d'un gant. Sous prétexte de dire la bonne aventure, il cherche à s'emparer des mains. Le pied lui est indifférent. Si les belles mains sont ornées de bagues, cela augmente son plaisir. Seule la main vivante, et non l'image d'une main, lui produit cet effet voluptueux. Mais, quand il s'est épuisé à la suite de coïts réitérés, la main perd alors pour lui son charme sexuel. Au début, le souvenir des mains féminines le troublait même dans ses travaux. (Binet, op. cit.)

Binet rapporte que ces cas d'enthousiasme pour la main de la femme sont très nombreux.

Rappelons à ce propos qu'il y a enthousiasme pour la main de la femme dans l'observation 24 pour des motifs sadistes et dans l'observation 46 pour des raisons masochistes. Ces cas admettent donc des interprétations multiples.

Mais cela ne veut pas dire que tous les cas de fétichisme de la main ou même la plupart de ces cas demandent ou nécessitent une interprétation sadiste ou masochiste.

Le cas suivant, très intéressant et observé minutieusement, nous apprend que, bien qu'au début un élément sadiste ou masochiste ait été en jeu, cet élément semble avoir disparu à l'époque de la maturité de l'individu et après que la perversion fétichiste se fut complètement développée. On peut supposer que, dans ce cas, le fétichisme a pris naissance par une association accidentelle; c'est une explication très suffisante.

    Observation 75.—Cas de fétichisme de la main communiqué par le docteur Albert Moll.—P. L..., vingt-huit ans, négociant en Westphalie. À part le fait que le père du malade était un homme d'une mauvaise humeur excessive et d'un caractère un peu violent, aucune tare héréditaire ne peut être notée dans sa famille.

    À l'école, le malade n'était pas très appliqué; il n'a jamais pu concentrer pendant longtemps son attention sur un sujet; en revanche, dès son enfance, il avait beaucoup d'amour pour la musique. Son tempérament fut toujours un peu nerveux.

    En 1890 il est venu me voir, se plaignant de maux de tête et de ventre qui m'ont fait l'effet de douleurs neurasthéniques. Le malade avoue en outre qu'il manque d'énergie. Ce n'est qu'après des questions bien déterminées et bien précises, que le malade m'a donné les renseignements suivants sur sa vie sexuelle. Autant qu'il peut se rappeler, c'est à l'âge de sept ans que se sont manifestés chez lui les premiers symptômes d'émotion sexuelle. Si pueri ejusdem fere ætatis mingentis membrum adspexit, valde libidinibus excitatus est. L... assure que cette émotion était accompagnée d'érections manifestes.

    Séduit par un autre garçon, L... a été amené à l'onanisme à l'âge de sept ou huit ans. «D'une nature très facile à exciter, dit L..., je me livrai très fréquemment à l'onanisme jusqu'à l'âge de dix-huit ans, sans que j'aie eu une conception nette ni des conséquences fâcheuses ni de la signification de ce procédé.» Il aimait surtout cum nonnulis commilitonibus mutuam masturbationem tractare; mais il ne lui était pas du tout indifférent d'avoir tel ou tel garçon; au contraire, il n'y avait que peu de ses camarades qui auraient pu le satisfaire dans ce sens. Je lui demandai pour quelle raison il préférait un garçon à un autre; L... me répondit que ce qui le séduisait dans la masturbation mutuelle avec un camarade d'école, c'était quand un de ses camarades avait une belle main blanche. L... se rappelle aussi que souvent, au commencement de la leçon de gymnastique, il s'occupait à faire des exercices seul sur une barre qui se trouvait dans un coin éloigné; il le faisait dans l'intention ut quam maxime excitaretur idque tantopere assecutus est, ut membro manu non tacto, sine ejuculatione—puerili ætate erat—voluptatem clare senserit. Il est encore un incident fort intéressant de sa première jeunesse dont le malade se rappelle. Un de ses camarades favoris N..., avec lequel L... pratiquait la masturbation mutuelle, lui fit un jour la proposition suivante: ut L... membrum N...i apprehendere conaretur; N... se débattrait autant que possible et essayerait d'en empêcher L... L... accepta la proposition.

    L'onanisme était donc directement associé à une lutte des deux garçons, lutte dans laquelle N... était toujours vaincu73.

        Note 73:         C'est ainsi une sorte de sadisme rudimentaire chez L... et de masochisme rudimentaire chez N...

    La lutte se terminait régulièrement ut tandem coactus sit membrum masturbari. L... m'affirme que ce genre de masturbation lui a procuré un plaisir tout à fait particulier de même qu'à N... Il se masturba fréquemment jusqu'à dix-huit ans. Instruit par un ami des conséquences de ses pratiques, L... fit tous les efforts possibles et usa de toute son énergie pour lutter contre sa mauvaise habitude. Cela lui réussit peu à peu, jusqu'à ce qu'il eut accompli son premier coït, ce qui lui arriva à vingt et un ans et demi; il abandonna alors complètement l'onanisme qui lui paraît maintenant incompréhensible, et il est pris de dégoût en songeant qu'il a pu trouver du plaisir à pratiquer l'onanisme avec des garçons. Aucune puissance humaine, dit-il, ne pourrait aujourd'hui le décider à toucher le membre d'un autre homme; la vue seule du pénis d'autrui lui est odieuse. Tout penchant pour l'homme a disparu chez lui et le malade ne se sent attiré que vers la femme.

    Il faut cependant rappeler que malgré son penchant bien prononcé pour la femme, il subsiste toujours chez L... un phénomène anormal.

    Ce qui l'excite surtout chez la femme, c'est la vue d'une belle main; L... est de beaucoup plus émotionné en touchant une belle main de femme, quam si eamdem feminam plane nudatam adspiceret.

    Jusqu'à quel point va la prédilection de L... pour une belle main de femme? Nous allons le voir par le fait suivant.

    L... connaissait une belle jeune femme, douée de tous les charmes; mais sa main était quelque peu trop grande et n'était peut-être pas toujours aussi propre que L... l'aurait désiré. Par suite de cette circonstance, il était non seulement impossible à L... de porter un intérêt sérieux à cette dame, mais il n'était même pas capable de la toucher. Il dit qu'il n'y a rien qui le dégoûte autant que des ongles mal soignés; seul l'aspect d'ongles malpropres le met dans l'impossibilité de tolérer le moindre contact avec une dame, fût-elle la plus belle. D'ailleurs, pendant les années précédentes, L... avait souvent remplacé le coït ut puellam usque ad ejaculationem effectam membrum suum manu tractare jusserit.

    Je lui demande ce qui l'attire particulièrement dans la main de la femme, s'il voit surtout dans la main le symbole du pouvoir et s'il éprouve du plaisir à subir une humiliation directe de la femme. Le malade me répond que c'est uniquement la belle forme de la main qui l'excite, qu'être humilié par une femme ne lui procurerait aucune satisfaction et que, jusqu'ici, jamais l'idée ne lui est venue de voir dans la main le symbole ou l'instrument du pouvoir de la femme. Sa prédilection pour la main de la femme est encore aujourd'hui si forte chez lui, ut majore voluptate afficiatur si manus feminæ membrum tractat, quam coitu in vaginam. Pourtant, le malade préfère accomplir le coït, parce que celui-ci lui paraît naturel, tandis que l'autre procédé lui semble être un penchant morbide. Le contact d'une belle main féminine sur son corps cause au malade une érection immédiate; il dit que l'accolade et les autres genres de contact sont loin de lui faire une impression aussi puissante.

    Ce n'est que dans les dernières années que le malade a fait plus souvent le coït, mais toujours il lui en coûtait de s'y décider.

    De plus, il n'a pas trouvé dans le coït la satisfaction pleine et entière qu'il cherchait. Mais quand L... se trouve près d'une femme qu'il désire posséder, son émotion sexuelle augmente au seul aspect de cette femme, au point de provoquer l'éjaculation. L... affirme formellement que, dans une pareille occurrence, il s'abstient intentionnellement de toucher ou de presser son membre. L'écoulement du sperme qui a lieu dans ce cas procure à L... un plaisir de beaucoup plus grand que l'accomplissement du coït réel74.

        Note 74:         Donc hyperesthésie sexuelle à un très haut degré (comparez plus haut).

    Les rêves du malade, dont nous avons encore à nous occuper, ne concernent jamais le coït. Quand, au milieu de la nuit, il a des pollutions, celles-ci arrivent sous l'influence d'idées tout autres que celles qui hantent, dans des circonstances analogues, les hommes normaux. Ces rêves du malade sont des reconstitutions des scènes de son séjour à l'école. Pendant cette période, le malade avait, en dehors de la masturbation mutuelle dont il a été question plus haut, des éjaculations toutes les fois qu'il était saisi d'une grande anxiété.

    Quand, par exemple, le professeur dictait un devoir et que L... ne pouvait pas suivre dans la traduction, il avait souvent une éjaculation75. Les pollutions nocturnes qui se produisent parfois maintenant, sont toujours accompagnées de rêves portant sur un sujet analogue ou identique aux incidents de l'école dont nous venons de parler.

        Note 75:         Cela est aussi de l'hyperesthésie sexuelle. Toute émotion forte, de quelque nature qu'elle soit, met la sphère sexuelle en ébullition (Binet, Dynamogénie générale). Le docteur Moll me communique à ce sujet le cas suivant:

        «Un fait analogue m'est rapporté par M. E..., âgé de vingt-huit ans. Celui-ci, un commerçant, avait souvent à l'école et aussi en dehors de l'école une éjaculation avec un sentiment de volupté, quand il était pris d'une forte angoisse. En outre, presque toute douleur morale ou physique lui produit un effet analogue. Le malade E... prétend avoir un instinct génital normal, mais il souffre d'impuissance nerveuse.»

    Le malade croit que, par suite de son penchant et de ses sensations contre nature, il est incapable d'aimer une femme longtemps.

    Jusqu'ici, on n'a pu entreprendre un traitement médical de la perversion sexuelle du malade.

Ce cas de fétichisme de la main ne repose certainement ni sur le masochisme ni sur le sadisme; il s'explique simplement par l'onanisme mutuel que le malade a pratiqué de très bonne heure. Il n'y a pas là d'inversion sexuelle non plus. Avant que l'instinct génital ait pu se rendre nettement compte de son objet, la main d'un condisciple a été employée. Aussitôt que le penchant pour l'autre sexe se dessine, l'intérêt concentré sur la main en général est reporté sur la main de la femme.

Chez les fétichistes de la main, qui, selon Binet, sont très nombreux, il se peut que d'autres associations d'idées arrivent au même résultat.

À côté des fétichistes de la main je rangerai, comme suite naturelle, les fétichistes du pied. Mais tandis que le fétichisme de la main est rarement remplacé par le fétichisme du gant, qui appartient, à proprement parler, au groupe du fétichisme d'objets inanimés, nous trouvons l'enthousiasme pour le pied nu de la femme, qui présente bien rarement quelques signes pathologiques très peu accusés, mais qui est remplacé par les innombrables cas de fétichisme du soulier et de la bottine.

La raison en est bien facile à comprendre. Dans la plupart des cas le garçon voit la main de la femme dégantée, et le pied revêtu d'une chaussure. Ainsi les associations d'idées de la première heure qui déterminent chez les fétichistes la direction de la vita sexualis, se rattachent naturellement à la main nue; mais quand il s'agit du pied, elles se rattachent au pied couvert d'une chaussure.

Le fétichisme de la chaussure pourrait trouver sa place dans le groupe des fétichistes du vêtement qui sera étudié plus loin; mais à cause de son caractère masochiste qu'on a pu prouver dans la plupart des cas, il a été analysé en grande partie dans les pages précédentes.

En dehors de l'œil, de la main et du pied, la bouche et l'oreille remplissent encore souvent le rôle de fétiches. A. Moll fait en particulier mention de pareils cas. (Comparez aussi le roman de Belot La bouche de Madame X... qui, d'après l'assertion de l'auteur, repose sur une observation prise dans la vie réelle.)

Dans ma pratique j'ai rencontré le cas suivant qui est assez curieux.

    Observation 76.—Un homme très chargé m'a consulté pour son impuissance, qui le pousse au désespoir.

    Tant qu'il fut célibataire, son fétiche était la femme aux formes plantureuses. Il épousa une femme de complexion correspondant à son goût; il était parfaitement puissant avec elle et très heureux. Quelques mois plus tard, sa femme tomba gravement malade et maigrit considérablement. Quand, un jour, il voulut de nouveau remplir ses devoirs conjugaux, il fut tout à fait impuissant et il l'est resté. Mais quand il essaye le coït avec des femmes fortes, il redevient tout de suite puissant.

Des défauts physiques même peuvent devenir des fétiches.

    Observation 77.—X..., vingt-huit ans, issu d'une famille gravement chargée. Il est neurasthénique, se plaint de manquer de confiance en lui-même, il a de fréquents accès de mauvaise humeur, avec tendance au suicide, contre laquelle il a souvent une forte lutte à soutenir. À la moindre contrariété, il perd la tête et se désespère. Le malade est ingénieur dans une fabrique, dans la Pologne russe; il est de forte constitution physique, sans stigmates de dégénérescence. Il se plaint d'avoir une «manie» étrange, qui souvent, le fait douter qu'il soit un homme sain d'esprit. Depuis l'âge de dix-sept ans, il n'est sexuellement excité que par l'aspect des difformités féminines, particulièrement des femmes qui boitent et qui ont les jambes déformées. Le malade ne peut pas se rendre compte des premières associations qui ont attaché son libido à ces défauts de la beauté féminine.

    Depuis la puberté, il est sous l'influence de ce fétichisme, qui lui est très pénible. La femme normale n'a pour lui aucun charme; seule l'intéresse la femme boiteuse, avec des pieds-bots ou des pieds défectueux. Quand une femme est atteinte d'une pareille défectuosité, elle exerce sur lui un puissant charme sensuel, qu'elle soit belle ou laide.

    Dans ses rêves de pollutions, il ne voit que des femmes boiteuses. De temps à autre, il ne peut pas résister à l'impulsion d'imiter une femme qui boite. Dans cet état, il est pris d'un violent orgasme et il se produit chez lui une éjaculation, accompagnée de la plus vive sensation de volupté. Le malade affirme être très libidineux et souffrir beaucoup de la non-satisfaction de ses désirs. Toutefois, il n'a pratiqué son premier coït qu'à l'âge de vingt-deux ans, et, depuis, il n'a coïté qu'environ cinq fois en tout. Bien qu'il soit puissant, il n'y a pas éprouvé la moindre satisfaction. S'il avait la chance de coïter une fois avec une femme boiteuse, cela serait pour lui bien autre chose. Dans tous les cas, il ne pourrait se décider au mariage, à moins que sa future ne soit une boiteuse.

    Depuis l'âge de vingt ans, le malade présente aussi des symptômes de fétichisme des vêtements. Il lui suffit souvent de mettre des bas de femme ou des souliers ou des pantalons de femme. De temps en temps, il s'achète ces objets de toilette féminine, s'en revêt en secret, en éprouve alors une excitation voluptueuse et arrive, par ce moyen, à l'éjaculation. Des vêtements qui ont déjà été portés par des femmes n'ont pour lui aucun charme. Ce qu'il aimerait le mieux, ce serait de s'habiller en femme aux moments de ses excitations sensuelles, mais il n'a pas encore osé le faire, de crainte d'être découvert.

    Sa vita sexualis se borne aux pratiques sus-mentionnées. Le malade affirme avec certitude et d'une façon digne de foi qu'il ne s'est jamais adonné à la masturbation. Depuis ces temps derniers, il est très fatigué par des pollutions en même temps que ses malaises neurasthéniques augmentent.

Un autre exemple est Descartes, qui (Traité des Passions, CXXXVI) a fait lui-même des réflexions sur l'origine des penchants étranges à la suite de certaines associations d'idées. Il a toujours eu du goût pour les femmes qui louchent, parce que l'objet de son premier amour avait ce défaut (Binet, op. cit.).

Lydstone (A Lecture on sexual perversion, Chicago 1890), rapporte le cas d'un homme qui a entretenu une liaison amoureuse avec une femme à qui on avait amputé une cuisse. Quand il fut séparé de cette femme, il rechercha sans cesse et activement des femmes atteintes de la même défectuosité. Un fétiche négatif!

Quand la partie du corps féminin qui constitue le fétiche peut être détachée, les actes les plus extravagants peuvent se produire à la suite de cette circonstance.

Aussi les fétichistes des cheveux constituent-ils une catégorie très intéressante et en outre importante au point de vue médico-légal. Comme ces admirateurs des cheveux de la femme se rencontrent fréquemment aussi sur le terrain physiologique, et que probablement, les différents sens (l'œil, l'odorat, l'ouïe par les froissements, et même le sens tactile chez les fétichistes du velours et de la soie), perçoivent aussi dans les conditions physiologiques des émotions qui se traduisent par une sensation voluptueuse, on a constaté par contre toute une série de cas pathologiques de forme semblable, et on a vu, sous l'impulsion puissante du fétichisme des cheveux, des individus se laisser entraîner à commettre des délits. C'est le groupe des coupeurs de nattes76.

    Note 76:     Moll (op. cit.) rapporte: «Le nommé X... est très excité sexuellement toutes les fois qu'il aperçoit une femme avec une natte; des cheveux tombant librement ne sauraient produire sur lui la même impression, fussent-ils des plus beaux.»

    Il n'est pas juste, toutefois, de prendre pour des fétichistes tous les coupeurs de nattes; car, dans certains cas, l'âpreté au gain matériel est le mobile; la natte est une marchandise et non pas un fétiche.

    Observation 78.—Un coupeur de nattes, P..., quarante ans, ouvrier serrurier, célibataire, né d'un père temporairement frappé d'aliénation mentale et d'une mère très nerveuse. Il s'est bien développé dans son enfance, était intelligent, mais de bonne heure, il fut atteint de tics et d'obsessions. Il ne s'est jamais masturbé; il aimait platoniquement, avait souvent des projets de mariage, ne coïtait que rarement avec des prostituées, mais ne se sentait jamais satisfait dans ses rapports avec ces dernières: au contraire, il en éprouvait plutôt du dégoût. Il y a trois ans, il eut de gros malheurs (ruine financière); en outre, il traversa une affection fébrile, aggravée par des accès de délire. Ces épreuves ont gravement atteint le système nerveux central du malade qui, du reste, est chargé héréditairement. Le soir du 28 août 1889, P... a été arrêté en flagrant délit, place du Trocadéro, à Paris, au moment où, dans la foule, il avait coupé la natte d'une jeune fille. On l'arrêta la natte en main, et une paire de ciseaux en poche. Il allégua un trouble momentané des sens, une passion funeste et indomptable, et il avoua avoir déjà coupé à dix reprises des nattes qu'il gardait chez, lui et qu'il contemplait de temps en temps avec délices.

    Dans la perquisition à son domicile, on trouva chez lui 65 nattes et queues assorties et mises en paquets. Déjà, le 15 décembre 1886, P... avait été arrêté une fois dans des circonstances analogues, mais on l'avait relâché, faute de preuves suffisantes.

    P... déclare que, depuis trois ans, il se sent anxieux, ému et pris de vertige toutes les fois qu'il reste le soir seul dans sa chambre; et c'est alors qu'il est saisi de l'envie de toucher des cheveux de femme. Lorsqu'il a eu l'occasion de tenir effectivement dans la main la natte d'une jeune fille, libidine valde excitatus est neque amplius puella tacta, erectio et ejaculatio evenit. Il s'en étonne d'autant plus qu'autrefois, dans ses relations les plus intimes avec les femmes, il n'avait jamais éprouvé une sensation pareille. Un soir il ne put résister au désir de couper la natte d'une fille. Arrivé chez lui, la natte dans sa main, l'effet voluptueux se renouvela. Il avait le désir de se passer la natte sur le corps et d'en envelopper ses parties génitales. Enfin, après avoir épuisé ces pratiques, il en avait honte, et pendant quelques jours il n'osait plus sortir. Après plusieurs mois de tranquillité, il fut de nouveau poussé à porter la main sur des cheveux de femme, de n'importe quelle femme. Quand il arrivait à son but, il se sentait comme possédé d'un pouvoir surnaturel et hors d'état de lâcher sa proie. S'il ne pouvait atteindre l'objet de sa convoitise, il en devenait profondément triste, rentrait chez lui, fouillait dans sa collection de nattes, les touchait, les palpait, ce qui lui donnait un violent orgasme qu'il satisfaisait alors par la masturbation. Les nattes exposées dans les vitrines des coiffeurs le laissaient tout à fait froid. Il lui fallait des nattes tombant de la tête d'une femme.

    Au moment précis où il commettait ses attentats, P... prétend avoir été toujours saisi d'une si vive émotion qu'il n'avait qu'une perception incomplète de tout ce qui se passait autour de lui, et que, par conséquent, il n'en a pu garder qu'un souvenir fort vague. Aussitôt qu'il touchait les nattes avec des ciseaux, il avait de l'érection et, au moment de les couper, il avait une éjaculation.

    Depuis qu'il a éprouvé, il y a trois ans, des revers de fortune, sa mémoire, prétend-il, s'est affaiblie; son esprit se fatigue vite; il est tourmenté d'insomnies, de soubresauts, quand il dort. P... se repent vivement de ses actes.

    On a trouvé chez lui, non seulement des nattes, mais aussi des épingles à cheveux, des rubans et autres objets de toilette féminine qu'il s'était fait donner en cadeaux. De tout temps, il eut une véritable manie à collectionner des objets de ce genre, de même que des feuilles de journaux, des morceaux de bois et autres objets sans aucune valeur, mais dont jamais il n'aurait voulu se désaisir. Il avait aussi une répugnance étrange et qu'il ne pouvait s'expliquer, à traverser certaines rues; quand il essayait de le faire, il se sentait tout à fait mal.

    L'examen des médecins a démontré qu'on avait affaire à un héréditaire, que les actes incriminés avaient un caractère impulsif dénué de tout libre arbitre, et qu'ils lui étaient imposés par une obsession renforcée par des sentiments sexuels anormaux. Acquittement. Internement dans un asile d'aliénés. (Voisin, Socquet, Motet, Annales d'hygiène, 1890, avril.)

Pour faire suite à ce cas, nous en citerons un autre analogue qui mérite toute notre attention, car il a été soigneusement observé; il fournit un exemple pour ainsi dire classique et jette une vive lumière sur le fétichisme ainsi que sur l'éveil de cette perversion par une association d'idées.

    Observation 79.—Un coupeur de nattes. E..., vingt-cinq ans; une tante du coté maternel épileptique; un frère a souffert de convulsions. E... prétend avoir été bien portant pendant son enfance et avoir bien travaillé à l'école. À l'âge de quinze ans, il éprouva, pour la première fois, une sensation voluptueuse avec érection, en voyant une belle fille du village se peigner les cheveux. Jusque-là les personnes de l'autre sexe n'avaient fait sur lui aucune impression. Deux mois plus tard, à Paris, il se sentit vivement excité à la vue de jeunes filles dont les cheveux flottaient autour de la nuque. Un jour il ne put se retenir de prendre la natte d'une jeune fille et de la tortiller entre ses doigts. Il fut arrêté et condamné à trois mois de prison.

    Peu de temps après, il fut soldat et fit cinq ans de service. Pendant cette période, il n'eut pas à redouter de voir des nattes. Cependant il rêvait parfois de têtes de femmes avec des nattes ou des cheveux flottants. À l'occasion, il faisait le coït avec des femmes, mais sans que leurs cheveux agissent comme fétiche.

    Rentré à Paris, il eut de nouveau des rêves du genre sus-indiqué et, de nouveau, il se sentit excité à la vue des cheveux de femmes.

    Jamais il ne rêve du corps entier de la femme; ce ne sont que des têtes à nattes qui lui apparaissent. Ces temps derniers, l'excitation sexuelle due à ce fétiche est devenue si forte qu'il a dû recourir à la masturbation.

    Il était de plus en plus en proie à l'obsession de toucher des cheveux de femme, ou, de préférence, de posséder des nattes pour pouvoir se masturber avec.

    Depuis quelque temps, l'éjaculation se produit chez lui aussitôt qu'il tient des cheveux de femme entre ses doigts. Un jour il a réussi à couper dans la rue trois nattes d'une longueur de vingt-cinq centimètres sur la tête de petites filles qui passaient. Une tentative semblable faite sur une quatrième enfant amena son arrestation. Il manifesta un repentir profond et de la honte.

    Depuis qu'il est interné dans une maison d'aliénés, il en est arrivé à n'être plus excité à la vue des nattes de femme. Il a l'intention, aussitôt remis en liberté, de rentrer dans son pays où les femmes portent les cheveux relevés et attachés en haut. (Magnan, Archives de l'anthropologie criminelle, t. V, nº 28.)

Nous citerons encore le fait suivant, qui est aussi de nature à nous éclairer sur le caractère psychopathique de ces phénomènes et dont la curieuse guérison mérite attention.

    Observation 80.—Fétichisme des nattes de cheveux. M. X..., entre trente et quarante ans, appartenant à une classe sociale très élevée, célibataire, issu d'une famille censée être sans tare; dès son enfance, nerveux, sans esprit de suite, bizarre; prétend que depuis l'âge de huit ans, il s'est senti puissamment attiré par les cheveux des femmes, particulièrement lorsqu'il se trouvait en présence de jeunes filles. Lorsqu'il eut neuf ans, une jeune fille de treize ans fit avec lui des actes d'impudicité. Mais il n'était pas à même de comprendre, et il n'y eut chez lui aucune excitation.

    Sa sœur, âgée de douze ans, s'occupait beaucoup de lui; elle l'embrassait et le pressait souvent contre elle. Il se laissait faire parce que les cheveux de cette jeune fille lui plaisaient beaucoup.

    À l'âge d'environ dix ans, il commença à éprouver des sensations voluptueuses à l'aspect des cheveux des femmes qui lui plaisaient. Peu à peu, ces sensations se produisirent spontanément, et aussitôt s'y joignait le souvenir imaginaire de cheveux de jeunes filles. À l'âge de onze ans, il fut entraîné à la masturbation par des camarades d'école. Le lien d'association des sentiments sexuels avec l'idée fétichiste, était alors déjà solidement établi et se faisait jour, toutes les fois que le malade pratiquait avec ses camarades des actes d'impudicité. Avec les années, le fétiche devint de plus en plus puissant. Les fausses nattes même commençaient à l'exciter, pourtant il préférait les vraies. Quand il en pouvait toucher ou y poser ses lèvres, il se sentait tout heureux. Il rédigeait en prose des articles, il faisait des poésies sur la beauté des cheveux des femmes; il dessinait des nattes et se masturbait en même temps. À partir de l'âge de quatorze ans, il devint tellement excité par son fétiche qu'il en avait des érections violentes. Contrairement au goût qu'il avait, étant encore petit garçon, il n'était plus excité que par les nattes bien touffues, noires et solidement tressées. Il éprouvait une envie folle de poser ses lèvres sur ces nattes et de les mordre. L'attouchement des cheveux ne lui donnait que peu de satisfaction; c'était plutôt la vue qui lui en procurait, mais avant tout, le fait d'y poser les lèvres et de les mordre.

    Si cela lui était impossible, il se sentait malheureux jusqu'au tædium vitæ. Il essayait alors de se dédommager en évoquant dans son imagination l'image d'«aventures de nattes» et en se masturbant en même temps.

    Souvent, dans la rue, au milieu d'une bousculade de la foule, il ne pouvait pas se retenir de poser un baiser sur la tête des dames. Cela fait, il courait chez lui pour se masturber. Parfois il réussissait à résister à cette impulsion, mais alors il était forcé, oppressé d'une angoisse vive, de prendre vite la fuite, pour échapper au cercle magique du fétiche. Une fois seulement, au milieu de la bousculade d'une foule, il eut l'obsession de couper la natte d'une jeune fille. Il éprouva pendant cette tentative une vive anxiété, ne réussissant pas avec son canif, et échappa avec peine en se sauvant au danger d'être pris.

    Devenu grand, il essaya de se satisfaire par le coït avec des puellis. Il provoquait une érection violente en baisant les nattes, mais il ne pouvait pas arriver à l'éjaculation. Voilà pourquoi il n'était pas satisfait du coït. Pourtant son idée favorite était de coïter en baisant des nattes. Cela ne lui suffisait pas, puisque par ce moyen il n'arrivait pas non plus à l'éjaculation. Faute de mieux, il vola un jour à une dame les cheveux qu'elle avait laissés en se peignant; il se les mettait dans la bouche et se masturbait en évoquant dans son esprit en même temps l'image de la dame. Dans l'obscurité, il n'avait aucun intérêt pour la femme, parce qu'il ne voyait pas ses cheveux. Des cheveux défaits n'avaient pour lui aucun charme, les poils des parties génitales non plus. Ses rêves érotiques n'avaient pour sujet que des nattes. Ces temps derniers, le malade était tellement excité sexuellement qu'il tomba dans une sorte de satyriasis. Il devint incapable de vaquer à ses affaires, et, il se sentait si malheureux, qu'il essaya de s'étourdir par l'alcool. Il en consomma de grandes quantités, fut pris de délire alcoolique et dut être transporté à l'hôpital. Après l'avoir guéri de l'intoxication, un traitement approprié fit disparaître assez rapidement son excitation sexuelle, et, lorsque le malade fut renvoyé de l'hôpital, il était délivré de son idée fétichiste qui ne se manifestait que rarement dans ses rêves nocturnes.

    L'examen du corps a fait constater l'état normal des parties génitales et l'absence totale de stigmates de dégénérescence.

Ces cas de fétichisme des nattes, qui mènent à des vols de nattes de femmes, paraissent se rencontrer de temps en temps dans tous les pays. Au mois de novembre 1890, des villes entières des États-Unis de l'Amérique ont été, au dire des journaux américains, inquiétées par un coupeur de nattes.
B.—LE FÉTICHE EST UNE PARTIE DU VÊTEMENT FÉMININ

On sait combien grande est, en général, l'importance des bijoux et de la toilette de la femme, même pour la vita sexualis normale de l'homme. La civilisation et la mode ont créé pour la femme des traits artificiels de caractère sexuel dont l'absence peut être considérée comme une lacune et peut produire une impression étrange, quant on se trouve en présence d'une femme nue, malgré l'effet sensuel que doit normalement produire cette vue77.

    Note 77:     Comparez les remarques de Gœthe sur son aventure à Genève (Lettres de Suisse).

À ce propos, il ne faut pas oublier que la toilette de la femme a souvent tendance à faire ressortir, et même à exagérer, certaines particularités du sexe, des traits de caractère sexuel secondaires, tels que la gorge, la taille, les hanches.

Chez la plupart des individus, l'instinct génital s'éveille longtemps avant de pouvoir trouver l'occasion d'avoir des rapports intimes avec l'autre sexe, et les appétits de la première jeunesse se préoccupent habituellement d'images du corps de la femme vêtue. De là vient que souvent, au début de la vita sexualis, la représentation de l'excitant sexuel et celle du vêtement féminin s'associent. Cette association peut devenir indissoluble; la femme vêtue peut être pour toujours préférée à la femme nue, surtout lorsque les individus en question, se trouvant sous la domination d'autres perversions, n'arrivent pas à une vita sexualis normale ni à la satisfaction par les charmes naturels.

Par suite de cette circonstance, il arrive alors que, chez des individus psychopathes et sexuellement hyperesthésiques, la femme habillée est toujours préférée à la femme nue. Rappelons-nous bien que, dans l'observation 48, la femme n'a jamais dû laisser tomber ses derniers voiles, et que l'equus eroticus de l'observation 40 préfère la femme habillée. Plus loin encore, on trouvera une déclaration de ce genre faite par un inverti.

Le Dr Moll (op. cit.) fait mention d'un malade qui ne pouvait faire le coït avec une puella nuda; la femme devait être revêtue au moins d'une chemise. Le même auteur cite un individu atteint d'inversion sexuelle qui est sous le coup du même fétichisme du vêtement.

La cause de ce phénomène doit évidemment être cherchée dans l'onanisme psychique de ces individus. Ils ont, à la vue de bien des personnes habillées, éprouvé des désirs avant de s'être trouvé en présence de nudités78.

    Note 78:     Un phénomène analogue en ce qui concerne l'objet, mais tout à fait différent en ce qui concerne le moyen psychique, est le fait que le corps à demi revêtu, produit souvent plus de charme que le corps tout nu. Cela tient aux effets de contraste et à la passion de l'attente qui sont des phénomènes généraux et n'ont rien de pathologique.

Une seconde forme de fétichisme du vêtement, forme plus prononcée, consiste en ce que ce n'est pas généralement la femme habillée qu'on préfère, mais c'est seulement un certain genre d'habillement qui devient fétiche. Il est bien concevable qu'une forte impression sexuelle, surtout si elle se produit de très bonne heure, et si elle se rattache au souvenir d'une certaine toilette de femme, puisse, chez des individus hyperesthésiques, éveiller un intérêt intense pour ce genre de toilette. Hammond (op. cit., p. 46) rapporte le cas suivant qu'il emprunte au Traité de l'impuissance de Roubaud.

    Observation 81.—X..., fils d'un général, a été élevé à la campagne. À l'âge de quatorze ans il fut initié par une jeune dame aux mystères de l'amour. Cette dame était une blonde, qui portait les cheveux en boucles; afin de ne pas être découverte, elle gardait habituellement ses vêtements, ses guêtres, son corset et sa robe de soie, quand elle avait une conversation intime avec son jeune amant.

    Après avoir terminé ses études, X... fut envoyé en garnison; il voulut profiter de sa liberté pour se payer du plaisir; il constata que son penchant sexuel ne pouvait s'exciter que dans certaines conditions déterminées. Ainsi une brune ne lui faisait aucun effet, et une femme en costume de nuit pouvait éteindre complètement tout son enthousiasme en amour. Une femme, pour éveiller ses désirs, devait être blonde, chaussée de guêtres, avoir un corset et une robe de soie, en un mot être vêtue tout à fait comme la dame qui avait pour la première fois éveillé chez lui l'instinct génital. Il a toujours résisté aux tentatives qu'on a faites pour le marier, sachant qu'il ne pourrait s'acquitter de ses devoirs conjugaux avec une femme en costume de nuit.

Hammond rapporte encore (page 42), un cas où le coïtus maritalis n'a pu être obtenu qu'à l'aide d'un costume déterminé. Le Dr Moll fait mention de plusieurs cas semblables chez des hétéro- et homo-sexuels. Comme cause primitive, il faut toujours supposer une association d'idées qui s'est produite à la première heure. C'est la seule raison plausible de ce fait que, chez ces individus, tel costume agit avec un charme irrésistible, quelle que soit la personne qui porte le fétiche. On comprend ainsi que, d'après le récit de Coffignon, des hommes qui fréquentent les bordels, insistent pour que les femmes avec lesquelles ils ont affaire, mettent un costume particulier, de ballerine, de religieuse, etc., et que les maisons publiques soient, à cet effet, munies de toute une garde-robe pour déguisements.

Binet (op. cit.) raconte le cas d'un magistrat, qui n'était amoureux que des Italiennes qui viennent à Paris pour poser dans les ateliers, et que cet amour avait pour véritable objet leur costume particulier. La cause en a pu être bien établie; c'était l'effet de la première impression au moment de l'éveil de l'instinct génital.

Une troisième forme du fétichisme du vêtement, qui présente un degré beaucoup plus avancé vers l'état pathologique, se présente plus fréquemment à l'observation du médecin. Elle consiste dans le fait que ce n'est plus la femme, habillée ou même habillée d'une certaine façon, qui agit en première ligne comme excitant sexuel; mais l'intérêt sexuel se concentre tellement sur une certaine partie de la toilette de la femme, que la représentation de cet objet de toilette, accentuée par un sentiment de volupté, se détache complètement de l'idée d'ensemble de la femme, et acquiert par là une valeur indépendante. Voilà le vrai terrain du fétichisme du vêtement; un objet inanimé, une partie isolée du vêtement suffit par elle seule à l'excitation et à la satisfaction du penchant sexuel. Cette troisième forme de fétichisme du vêtement est aussi la plus importante au point de vue médico-légal.

Dans un grand nombre de cas de ce genre, il s'agit de pièces de linge de femme qui, par leur caractère intime, sont surtout de nature à produire des associations d'idées dans ce sens.

    Observation 82.—K..., quarante-cinq ans, cordonnier, prétend n'avoir aucune tare héréditaire; il est d'un caractère bizarre, mal doué intellectuellement, d'habitus viril, sans stigmates de dégénérescence; d'une conduite généralement sans reproche, il fut pris en flagrant délit le 5 juillet 1876, au soir, emportant du linge volé qu'il avait gardé dans un endroit caché. On trouva chez lui trois cents objets de toilette de femme, entre autres, des chemises de femme, des pantalons de femme, des bonnets de nuit, des jarretières et même une poupée. Quand on l'arrêta, il avait sur le corps une chemise de femme. Déjà, à l'âge de treize ans, il s'était livré à son impulsion à voler du linge de femme; puni une première fois, il devint plus prudent; il commettait ses vols avec ruse et beaucoup d'adresse. Quand cette impulsion lui venait, il avait toujours de l'angoisse et se sentait la tête lourde. Dans de pareils moments, il ne pouvait résister, coûte que coûte. Peu lui importait à qui il enlevait ces objets.

    La nuit, quand il était au lit, il mettait les objets de toilette qu'il avait volés, en même temps il évoquait dans son imagination l'image de belles femmes, et il éprouvait une sensation voluptueuse avec écoulement de sperme.

    Voilà évidemment le mobile de ses vols; en tous cas, il n'avait jamais vendu aucun des objets volés, mais il les tenait cachés dans un endroit quelconque. Il déclara qu'il avait eu autrefois des rapports sexuels normaux avec des femmes. Il nie avoir jamais pratiqué l'onanisme ou la pédérastie ou d'autres actes sexuels anormaux. À l'âge de vingt-cinq ans, il fut fiancé, mais l'engagement fut rompu par sa faute. Il n'était pas à même de comprendre que ses actes étaient criminels, et en outre, empreints d'un caractère morbide. (Passow, Vierteljahrsschrift für ger. Medicin. N. F. XXVIII, p. 61; Krauss, Psychologie des Verbrechens, 1884, p. 190.)

Hammond (op. cit., p. 43) rapporte un cas de passion pour une partie du vêtement de la femme. Dans ce cas aussi, le plaisir du malade consiste à porter sur son corps un corset de femme, de même que d'autres pièces de toilette féminine, sans qu'il y ait chez lui trace d'inversion sexuelle. La douleur que lui cause à lui ou à une femme un corset trop fortement lacé, lui fait plaisir: élément sadico-masochiste.

Tel est encore le cas que rapporte Diez (Der Selbstmord, 1838, p. 24). Il s'agit d'un jeune homme qui ne pouvait résister à l'impulsion de déchirer du linge de femme. Pendant qu'il déchirait, il avait toujours une éjaculation.

Une alliance entre le fétichisme et la manie de détruire le fétiche (sorte de sadisme contre un objet inanimé), semble se rencontrer assez souvent. Comparez observation 93.

Le tablier est une pièce du vêtement qui n'a aucun caractère intime proprement dit, mais qui, par l'étoffe et la couleur, rappelle le linge du corps, et qui, par l'endroit où il est porté, évoque des idées de rapports sexuels. (Comparez l'emploi métonymique en allemand des mots tablier et jupon dans la locution Ieder Schürze nachlaufen, etc. Ceci dit, nous arriverons à mieux comprendre le cas suivant.

    Observation 83.—C..., trente-sept ans, de famille très chargée, crâne plagiocéphale, facultés intellectuelles faibles, a aperçu à l'âge de quinze ans, un tablier qu'on avait suspendu pour le faire sécher. Il se ceignit de ce tablier et se masturba derrière une haie.

    Depuis il ne put voir un tablier sans répéter l'acte. Quand il voyait passer quelqu'un, femme ou homme, ceint d'un tablier, il était forcé de courir après. Pour le guérir de ses vols répétés de tabliers, on le mit, à l'âge de seize ans, dans la marine. Là, il n'y avait pas de tabliers et par conséquent il resta tranquille. Revenu à l'âge de dix-neuf ans, il eut de nouveau l'impulsion de voler des tabliers, ce qui lui amena des complications fâcheuses. Il fut plusieurs fois arrêté; enfin, il essaya de se guérir de sa manie en s'enfermant dans un couvent de Trappistes. Aussitôt sorti du couvent, il recommença.

    À l'occasion d'un vol récent, on l'a soumis à l'examen de médecins légistes, et on l'a ensuite transporté dans une maison de santé. Il ne volait jamais autre chose que des tabliers. C'était pour lui un plaisir d'évoquer le souvenir du premier tablier volé. Ses rêves n'avaient pour sujet que des tabliers. Plus tard, il se servait de ces évocations de souvenirs, soit pour pouvoir accomplir le coït à l'occasion soit pour se masturber (Charcot-Magnan, Arch. de Neurologie, 1882, Nr. 12).

Un cas analogue à cette série d'observations que nous venons de citer, est rapporté par Lombroso (Amori anormali precoci nei pazzi. Arch. di psych., 1883, p. 17). Un garçon, très chargé héréditairement, avait déjà à l'âge de quatre ans, des érections et une forte émotion sexuelle à la vue des objets blancs et surtout du linge. Le contact, le froissement de ces objets, lui procuraient de la volupté. À l'âge de dix ans, il commença à se masturber à la vue du linge blanc empesé. Il paraît être atteint de folie morale; il a été exécuté pour assassinat.

Le cas suivant de fétichisme du jupon est combiné à des circonstances bien particulières.

    Observation 84.—M. Z..., trente-cinq ans, fonctionnaire, est l'enfant unique d'une mère nerveuse et d'un père bien portant. Il était nerveux dès son enfance; à la consultation on remarque son œil névropathe, son corps fluet et délicat, ses traits fins, sa voix grêle et sa barbe très clairsemée. Sauf des symptômes d'une légère neurasthénie, on ne constate chez le malade rien de morbide. Les parties génitales sont normales, de même que les fonctions sexuelles. Le malade prétend ne s'être masturbé que quatre ou cinq fois, lorsqu'il était encore petit garçon.

    Déjà, à l'âge de treize ans, le malade était très excité sexuellement à la vue de vêtements mouillés, tandis que les mêmes vêtements à l'état sec ne l'excitaient nullement. Son plus grand plaisir était de regarder, par une pluie torrentielle, les femmes trempées. Quand il en rencontrait, et si la femme avait une figure sympathique, il éprouvait une volupté intense, une violente érection et se sentait poussé au coït.

    Il prétend n'avoir jamais eu l'envie de se procurer des jupons trempés ou de mouiller une femme. Le malade n'a pu fournir aucun renseignement sur l'origine de sa pica.

    Il est possible que l'instinct génital se soit éveillé pour la première fois à la vue d'une femme qui, par la pluie, a relevé ses jupons et fait voir ses charmes. Ce penchant obscur et qui ne se rendait pas encore bien compte de son véritable objet, s'est reporté sur les jupons trempés, phénomène qui a continué à se produire.

Les amateurs de mouchoirs de femmes se rencontrent souvent: voilà pourquoi ces cas sont importants au point de vue médico-légal. Ce qui peut contribuer à la grande propagation du fétichisme du mouchoir, c'est peut-être que le mouchoir est la pièce du linge féminin qui est le plus souvent exposée aux regards, même dans les rapports non intimes; il peut tomber par hasard entre les mains d'une tierce personne en lui apportant le parfum spécial et moite de sa propriétaire. C'est peut-être pour cela que l'idée du mouchoir s'associe si fréquemment avec les premières sensations de volupté, association qu'il faut supposer dans ces cas.

    Observation 85.—Un garçon boulanger de trente-deux ans, célibataire et jusqu'ici d'antécédents nets, a été pris au moment où il volait le mouchoir d'une dame. Il avoua, avec un repentir sincère, qu'il avait déjà volé 80 à 90 mouchoirs de cette façon. Il ne recherchait que des mouchoirs de femme et exclusivement de femmes jeunes et qui lui plaisaient.

    L'extérieur de l'inculpé ne présente rien d'intéressant. Il s'habille très soigneusement; il a une attitude bizarre, craintive, déprimée, avec un genre trop obséquieux et très peu viril qui va souvent jusqu'au ton larmoyant et aux pleurs. On reconnaît aussi en lui une maladresse manifeste, de la faiblesse de la faculté d'assimilation, de la paresse dans l'orientation des idées et dans la réflexion. Une de ses sœurs est épileptique. Il vit dans une bonne situation; il n'a jamais été gravement malade, et il s'est bien développé.

    En relatant sa biographie, il fait preuve de manque de mémoire, de manque de clarté; faire du calcul lui est difficile, bien qu'à l'école il faisait des progrès et apprenait avec facilité. Son air craintif, son manque d'assurance font soupçonner l'onanisme. L'inculpé avoue que, depuis l'âge de dix-neuf ans, il s'est livré avec excès à ce vice.

    Depuis quelques années, il a souffert des suites de ce vice: dépression, fatigue, tremblements des jambes, douleurs dans le dos, dégoût du travail. Souvent il était en proie à une dépression mélancolique avec peur; alors il évitait les hommes. Il avait des idées exagérées et fantastiques sur les conséquences des rapports sexuels avec les femmes, et voilà pourquoi il ne pouvait se décider au coït. Ces temps derniers cependant il a songé à se marier.

    C'est avec un repentir profond et comme un débile qu'il est, que X... m'avoua qu'il y a six mois, en voyant au milieu de la foule une belle jeune fille, il se sentit sexuellement très excité, il dut se frotter contre elle et éprouva le désir de se dédommager par une satisfaction plus complète de son désir sexuel en lui prenant son mouchoir. Bien qu'il se rendît compte du caractère délictueux de son action, il ne put résister à son impulsion. En même temps, il éprouva une angoisse terrible, causée en partie par le désir génital qui l'obsédait, et aussi par la peur d'être découvert.

    À la suite de cet incident, aussitôt qu'il voyait une femme sympathique, il était saisi d'une excitation sexuelle violente, avec battement de cœur, érection, impetus coeundi, et il éprouvait l'obsession de se frotter contre la personne en question et, faute de mieux, de lui voler son mouchoir.

    Le rapport des médecins légistes fait très judicieusement valoir sa débilité d'esprit congénitale, l'influence démoralisante de l'onanisme, et attribue son penchant anormal à un instinct génital pervers, dans lequel on trouve une connexité intéressante entre le sens génésique et le sens olfactif, connexité observée d'ailleurs sur le terrain physiologique. On reconnut l'irrésistibilité de l'impulsion morbide. X... fut acquitté. (Zippe, Wiener med. Wochenschrift, 1879, nº 23.)

Je dois à l'obligeance de M. le docteur Fritsch, médecin légiste au Landesgericht de Vienne, d'autres renseignements sur ce fétichiste du mouchoir qui, au mois d'août 1890, fut de nouveau arrêté au moment où il cherchait à tirer un mouchoir de la poche d'une dame.

    Une perquisition domiciliaire a amené la découverte de 446 mouchoirs de dames. L'accusé prétend avoir brûlé deux paquets de ces corpora delicti. Au cours de l'enquête, on a, en outre, constaté que, déjà en 1883, X... avait été condamné à quinze jours de prison pour avoir volé 27 mouchoirs, et que, pour un délit analogue, on lui avait infligé, en 1866, trois semaines de prison.

    En ce qui concerne ses rapports de parenté, on sait que son père a beaucoup souffert de congestions, et qu'une fille de son frère est une imbécile de constitution névropathique.

    X... s'est marié en 1879, et commença par s'établir boulanger. En 1881, il fit faillite. Bientôt après, sa femme, qui était toujours en mésintelligence avec lui et qui prétendait qu'il ne remplissait pas ses devoirs conjugaux (fait contesté par X...), demanda le divorce. Il vécut ensuite comme garçon boulanger dans l'établissement de son frère.

    Il regrette profondément son malheureux penchant pour les mouchoirs de dames; mais, dit-il, quand il se trouve dans son état critique, il ne peut malheureusement pas se maîtriser. Il éprouve alors une sensation délicieuse, et il lui semble être poussé par quelqu'un. Parfois, il réussit à se retenir; mais, si la jeune dame lui est sympathique, il succombe à la première impulsion. Dans de pareils moments, il est tout trempé de sueur, par suite de la peur d'être découvert et par suite de l'impulsion à commettre son acte. Il prétend avoir éprouvé des émotions sensuelles à l'aspect de mouchoirs de femmes dès l'âge de la puberté. Il ne peut se rappeler les incidents précis sous le coup desquels l'association d'idées fétichistes s'est établie chez lui. L'émotion sensuelle à la vue de dames, de la poche desquelles sortait un bout de mouchoir, s'est augmentée de plus en plus. À plusieurs reprises cela lui a donné des érections, mais jamais d'éjaculation. Il prétend avoir eu, depuis sa vingt et unième année, quelquefois des velléités de satisfaction normale de l'instinct sexuel, et avoir fait le coït sans difficulté et sans avoir recours à l'évocation mentale d'un mouchoir. Quand le fétiche eut pris plus d'empire sur lui, le vol des mouchoirs est devenu pour lui une satisfaction beaucoup plus grande. Le vol du mouchoir d'une dame sympathique avait pour lui autant de valeur que s'il avait eu des rapports sexuels avec cette dame. Il éprouvait alors un véritable orgasme.

    Quand il ne pouvait prendre un mouchoir convoité, il en ressentait une excitation pleine de tourments, avec tremblements et sueurs sur tout le corps.

    Il gardait dans un endroit spécial les mouchoirs de dames qui lui étaient particulièrement sympathiques; il était heureux de les contempler et éprouvait alors un sentiment de bien-être. Leur odeur aussi lui causait une sensation délicieuse; mais, dit-il, c'était l'odeur particulière à la lingerie et non pas celle des parfums artificiels qui excitait ses sens. Il prétend ne s'être masturbé que rarement.

    Sauf des maux de tête périodiques et des vertiges, X... ne se plaint d'aucun malaise. Il regrette profondément son malheur, son penchant morbide, le mauvais démon qui le pousse à ces actes criminels. Il n'a qu'un désir, c'est de trouver quelqu'un qui puisse l'en guérir. Au physique, il présente de légers symptômes de neurasthénie, des anomalies dans la circulation du sang, des pupilles inégales.

    Il fut prouvé que X... avait agi sous l'influence d'une obsession morbide et irrésistible. Acquittement.

Ces cas de fétichisme du mouchoir qui entraînent l'individu anormal à commettre des vols, sont très nombreux. Ils se rencontrent aussi chez des personnes atteintes d'inversion sexuelle, ainsi que le prouve le cas suivant, pris dans l'ouvrage de M. le docteur Moll que nous avons déjà plusieurs fois cité79.

    Note 79:     Page 124 (op. cit.), le docteur Moll dit, à propos de ce penchant chez les hétéro-sexuels: «La passion pour les mouchoirs peut être si violente que l'homme se trouve littéralement subjugué par ce petit objet. Voici ce qui me fut raconté par une femme: «Je connais un monsieur, me dit-elle; il me suffit, quand je le vois de loin, de tirer de ma poche le coin de mon mouchoir pour qu'il me suive comme un chien. Je puis aller n'importe où, il ne me quitte plus. Que ce monsieur se trouve en voiture ou soit occupé par une affaire très sérieuse, aussitôt qu'il voit mon mouchoir, il abandonne tout pour me suivre.»

    Observation 86.—Fétichisme du mouchoir combiné avec l'inversion sexuelle.—K..., trente-huit ans, ouvrier, homme solidement bâti, se plaint de malaises nombreux, tels que faiblesse des jambes, douleurs dans le dos, maux de tête, manque de courage au travail, etc. Ses plaintes font penser manifestement à la neurasthénie avec tendance à l'hypocondrie. Ce n'est qu'après avoir suivi plusieurs mois mon traitement, qu'il avoua qu'il était aussi anormal au point de vue sexuel.

    K... n'a jamais eu aucun penchant pour les femmes; par contre, les beaux hommes ont exercé sur lui, de tout temps, un charme particulier.

    Le malade s'est beaucoup masturbé depuis sa jeunesse jusqu'à l'époque où il est venu me consulter. K... n'a jamais pratiqué ni l'onanisme mutuel, ni la pédérastie. Il ne croit pas qu'il y aurait trouvé une satisfaction quelconque, car, malgré sa prédilection pour les hommes, le plaisir principal pour lui est d'avoir un morceau de linge blanc d'homme; mais, là encore, c'est la beauté du propriétaire qui joue un rôle important. Ce sont surtout les mouchoirs des beaux hommes qui l'excitent sexuellement. Sa plus grande volupté consiste à se masturber dans des mouchoirs d'hommes. C'est pour cette raison qu'il enlevait souvent des mouchoirs à ses amis; pour éviter d'être découvert comme voleur, le malade laissait toujours un de ses propres mouchoirs chez l'ami pour remplacer celui qu'il venait de voler. De cette façon, K... voulait échapper au soupçon de vol et faire croire à un changement de mouchoir. D'autres pièces de linge d'homme ont aussi excité K..., mais pas au même point que les mouchoirs.

    K... a souvent fait le coït avec des femmes; il eut des érections suivies d'éjaculation, mais sans aucune sensation de volupté. De plus, le malade n'éprouvait aucune envie particulière de pratiquer le coït. L'érection et l'éjaculation ne se produisaient que, lorsqu'au milieu de l'acte, le malade pensait au mouchoir d'un homme. Il y arrivait encore plus facilement quand il prenait avec lui le mouchoir d'un ami et le tenait en main pendant l'acte.

    Conformément à sa perversion sexuelle, ses pollutions nocturnes aussi se produisent sous l'influence de représentations voluptueuses dans lesquelles le linge d'homme joue le rôle principal.

On rencontre plus fréquemment que les fétichistes du linge les fétichistes du soulier de la femme. Ces cas sont, pour ainsi dire, innombrables, et un grand nombre déjà ont été scientifiquement analysés, tandis que pour le fétichisme du gant je n'ai que quelques rares communications de troisième main. Relativement aux causes de la rareté du fétichisme du gant, voir plus haut.

Dans le fétichisme du soulier il n'y a pas de rapport étroit entre l'objet et le corps de la femme, rapport qui rend explicable le fétichisme du linge. C'est pour cette raison, et aussi parce qu'il y a toute une série de cas soigneusement étudiés, dans lesquels l'adoration fétichiste de la chaussure de la femme a, d'une manière incontestable et bien établie, pris naissance dans une sphère d'idées masochistes; c'est pour ces motifs, disons-nous, qu'on peut, à juste titre, admettre l'hypothèse d'une cause de nature masochiste, bien que déguisée, toutes les fois que, dans un cas déterminé, on ne peut trouver une autre origine.

C'est pour ce motif que j'ai inséré dans le chapitre sur le masochisme la plus grande partie des observations sur le fétichisme du soulier ou du pied qui étaient à ma disposition. Là, nous avons, en montrant les diverses transitions, déjà suffisamment démontré le caractère régulièrement masochiste de cette forme du fétichisme érotique.

Cette hypothèse du caractère masochiste du fétichisme du soulier, n'est réfutée et infirmée, que là où l'on a acquis la preuve qu'un accident de hasard a amené une association entre les émotions sexuelles et l'image du soulier de la femme; car la formation a priori d'une pareille association d'idées est tout à fait improbable.

Une corrélation de ce genre existe dans les deux observations suivantes.

    Observation 87.—Fétichisme du soulier.—M. von P..., de vieille noblesse polonaise, trente-deux ans, m'a consulté en 1890, au sujet de sa vita sexualis anormale. Il affirme être issu d'une famille tout à fait saine, mais être nerveux depuis son enfance et avoir souffert à l'âge de onze ans de chorea minor. Depuis l'âge de dix ans, il souffre beaucoup d'insomnie, et de malaises neurasthéniques.

    Il prétend n'avoir connu la différenciation des sexes qu'à l'âge de quinze ans; c'est de cette époque que datent ses penchants sexuels. À l'âge de dix-sept ans, une institutrice française l'a séduit, mais ne lui a pas permis d'accomplir le coït, de sorte que seule une excitation sensuelle (masturbation mutuelle) a pu avoir lieu. Au milieu de cette scène, son regard tomba sur les bottines très élégantes de cette femme. Cette vue lui fit une profonde impression. Ses relations avec cette personne dissolue se continuèrent pendant quatre mois. Durant ces attouchements, les bottines de l'institutrice devenaient un fétiche pour le malheureux jeune homme. Il commença à s'intéresser aux chaussures de dames, et rôdait afin de rencontrer de belles bottines de dames. Le fétiche soulier prit sur son esprit un ascendant de plus en plus grand. Sicuti calceolus mulieris gallicæ penem tetigit, statim summa cum voluptate sperma ejaculavit. Quand on eut éloigné celle qui l'avait séduit, il dut aller chez les puellas avec lesquelles il avait recours au même procédé. Ordinairement cela suffisait pour le satisfaire. Ce n'est que rarement et subsidiairement qu'il avait recours au coït. Son penchant pour cet acte disparaissait de plus en plus. Sa vita sexualis se bornait aux pollutions dues à des rêves, où, seules les chaussures de dames jouaient un rôle, et à satisfaire ses sens avec des chaussures de femmes, apposita ad mentulam; mais il fallait que la puella fît cette manipulation. Dans le commerce avec l'autre sexe, il n'y avait que la bottine qui l'excitât sensuellement, et encore la bottine devait être élégante, de forme française, avec talon d'un noir reluisant comme l'était la première. Avec le temps sont survenues des conditions accessoires: souliers d'une prostituée très élégante, chic, avec des jupons empesés et autant que possible des bas noirs.

    Le reste de la femme ne l'intéresse pas. Le pied nu lui est tout à fait indifférent. Aussi au point de vue de l'âme, la femme n'exerce pas le moindre charme sur lui. Il n'a jamais eu des tendances masochistes, comme de vouloir être foulé aux pieds d'une femme. Avec les années son fétichisme a pris un tel empire sur lui que, dans la rue, s'il aperçoit une dame d'un certain extérieur et chaussée d'une certaine façon, il est si violemment excité qu'il est forcé de se masturber. Une légère pression sur le pénis suffit à cet individu très neurasthénique pour provoquer une éjaculation. Des chaussures dans les étalages et, depuis quelque temps, la lecture même d'une simple annonce de magasin de chaussures suffisent pour le mettre dans un état d'émotion violente.

    Son libido étant très vif, il se soulageait par la masturbation, quand il ne pouvait se servir de chaussures. Le malade reconnut vite l'inconvénient et le danger de son état, et, bien qu'il se portât physiquement bien, sauf ses malaises neurasthéniques, il éprouvait tout de même une profonde dépression morale. Il consulta plusieurs médecins. L'hydrothérapie, l'hypnotisme furent employés sans aucun résultat. Les médecins les plus célèbres lui conseillaient de se marier et l'assuraient qu'aussitôt qu'il aimerait sérieusement une jeune fille, il serait débarrassé de son fétiche. Le malade n'avait aucune confiance en son avenir; pourtant il suivit le conseil des médecins. Il fut cruellement déçu dans cette espérance éveillée par l'autorité des médecins, bien qu'il se soit allié avec une dame que distinguent de grandes qualités physiques et intellectuelles. La première nuit de son mariage fut terrible pour lui; il se sentit criminel et ne toucha pas à sa femme. Le lendemain il vit une prostituée avec le «certain chic» qu'il aimait. Il eut la faiblesse d'avoir des rapports avec elle, à sa façon accoutumée. Il acheta alors une paire de bottines de femme très élégantes et les cacha dans le lit nuptial; en les touchant, il put, quelques jours plus tard, remplir ses devoirs conjugaux. L'éjaculation ne venait que tardivement, car il devait se forcer au coït; au bout de quelques semaines, l'artifice employé n'avait déjà plus d'effet, son imagination ayant perdu de sa vivacité. Le malade se sentait excessivement malheureux, et il aurait autant aimé mettre immédiatement fin à ses jours. Il ne pouvait plus satisfaire sa femme qui avait sexuellement de grands besoins et qui avait été très excitée par les rapports qu'elle avait eus jusqu'ici avec lui; il voyait combien elle en souffrait moralement et physiquement. Il ne pouvait ni ne voulait révéler son secret à son épouse. Il éprouvait du dégoût pour les rapports conjugaux; il avait peur de sa femme, craignait les soirées et les tête-à-tête avec elle. Il arriva à ne plus avoir d'érections.

    Il fit de nouveau des essais avec des prostituées; il se satisfaisait en touchant leurs souliers et ensuite la puella était obligée calceolo mentulam tangere; il éjaculait ou, si l'éjaculation ne se produisait pas, il essayait le coït avec la femme vénale, mais sans résultat, car alors l'éjaculation se faisait subitement.

    Le malade vient à la consultation tout désespéré. Il regrette profondément d'avoir, malgré sa conviction intime, suivi le conseil funeste des médecins, d'avoir rendu malheureuse une très brave femme et de lui avoir causé un préjudice physique et moral. Pouvait-il répondre devant Dieu de continuer une pareille vie? Quand même il se confesserait à sa femme et qu'elle ferait tout ce qu'il désire, cela ne lui servirait à rien, car il lui faudrait encore le «parfum du demi-monde».

    L'extérieur de ce malheureux ne présente rien de frappant, sauf sa douleur morale. Les parties génitales sont tout à fait normales. La prostate est un peu grosse. Il se plaint d'être tellement sous l'obsession des idées de chaussures, qu'il rougit quand il est question de bottines. Toute son imagination ne s'occupe que de ce sujet. Quand il est dans sa propriété à la campagne, il se voit souvent forcé de partir pour la ville la plus proche, qui est encore à dix lieues de distance, afin de pouvoir satisfaire son fétichisme devant les étalages et aussi avec des puellis.

    On ne pouvait entreprendre aucun traitement médical chez ce malheureux, car sa confiance dans les médecins était profondément ébranlée. Un essai d'hypnose et de suppression des associations fétichistes par la suggestion a échoué, par suite de l'émotion morale de ce pauvre jeune homme qu'obsède l'idée d'avoir rendu sa femme malheureuse.

    Observation 88.—X..., vingt-quatre ans, de famille chargée (frère de sa mère et grand'père maternel fous, sœur épileptique, autre sœur souffrant de migraines, parents d'un tempérament très irritable), a eu à l'époque de sa dentition quelques accès de convulsions. À l'âge de sept ans, il fut entraîné à l'onanisme par une bonne. La première fois, X... trouva plaisir à ces manipulations cum illa puella fortuito pede calceolo tecto penem tetigit.

    Ce fait a suffi pour créer chez l'enfant taré une association d'idées, grâce à laquelle, dorénavant, le seul aspect d'un soulier de femme et ensuite le rappel d'un souvenir dans ce sens pouvaient provoquer de l'érection et de l'éjaculation. Il se masturbait alors en regardant des souliers de femme ou en se les représentant dans son imagination. À l'école, il était vivement excité par les souliers de l'institutrice. En général, les bottines qui étaient en partie cachées par une longue robe lui produisaient toujours cet effet.

    Un jour il ne put pas s'empêcher de saisir l'institutrice par les bottines, ce qui lui causa une vive émotion sexuelle. Malgré les coups qu'il reçut, il ne put s'empêcher de réitérer ce manège. Enfin, on reconnut qu'il y avait là un mobile morbide, et on le plaça sous la direction d'un maître d'école. Il s'abandonnait alors aux délicieux souvenirs de la scène des bottines avec l'institutrice; cela lui donnait des érections, de l'orgasme et, à partir de l'âge de quatorze ans, même des éjaculations. En outre, il se masturbait en pensant à un soulier de femme. Un jour l'idée lui vint d'augmenter son plaisir en se servant d'un soulier de dame pour la masturbation. Il prit souvent en secret des souliers et s'en servait à cet effet.

    Rien de la femme ne pouvait l'exciter sexuellement; l'idée du coït lui inspirait de l'horreur. Les hommes ne l'intéressaient pas non plus.

    À l'âge de dix-huit ans, il s'établit comme marchand et fit entre autres le commerce de chaussures. Il éprouvait une excitation sexuelle toutes les fois qu'il essayait des souliers aux pieds des dames ou qu'il pouvait manipuler des souliers usés par des femmes.

    Un jour, il eut, au milieu de ces pratiques, un accès épileptique qui, bientôt, fut suivi d'un second, pendant qu'il se masturbait, comme à son habitude. Ce n'est qu'alors qu'il reconnut le danger de ces procédés sexuels pour sa santé. Il combattit son penchant à l'onanisme, ne vendit plus de chaussures et s'efforça de se débarrasser de cette association morbide entre les chaussures de femmes et les fonctions sexuelles. Mais alors il se produisit des pollutions fréquentes sous l'influence de rêves érotiques ayant pour sujet des chaussures de femmes, et les accès épileptiques ne cessèrent point. Bien qu'il n'eût pas le moindre penchant sexuel pour le sexe féminin, il se décida à conclure un mariage, ce qui lui parut être le seul remède possible.

    Il épousa une femme jeune et belle. Malgré une vive érection produite en pensant aux souliers de sa femme, il fut tout à fait impuissant dans ses essais de cohabitation, car le dégoût du coït et des rapports intimes en général, l'emportait sur l'influence de la représentation du soulier, son stimulant sexuel. Pour se guérir de son impuissance, le malade s'adressa au docteur Hammond qui traita son épilepsie par le brome, et qui lui conseilla de fixer ses regards pendant le coït sur un soulier attaché au-dessus du lit nuptial et de se figurer que sa femme était un soulier.

    Le malade guérit de ses accès épileptiques et devint puissant. Il pouvait faire le coït tous les huit jours. Son excitation sexuelle, à la vue des souliers de dames, s'atténuait de plus en plus. (Hammond, Impuissance sexuelle.)

Ces deux cas de fétichisme du soulier qui, comme en général tous les cas de fétichisme, se basent sur des associations subjectives et accidentelles, ainsi qu'on vient de le prouver, n'ont rien d'extraordinaire en ce qui concerne la cause objective. Dans le premier cas il s'agit d'une impression partielle dégagée de l'ensemble de la femme; dans le second cas, d'une impression partielle produite par une manipulation excitante.

Mais on a aussi observé des cas—il est vrai que jusqu'ici il n'y en a que deux—où l'association décisive n'a nullement été amenée par un rapport entre la nature de l'objet et les choses qui normalement peuvent provoquer une excitation.

    Observation 89.—L..., trente-sept ans, employé de commerce, d'une famille très chargée, a eu, à l'âge de cinq ans, sa première érection, en voyant un parent plus âgé qui couchait dans la même chambre, mettre son bonnet de nuit. Le même effet se produisit quand, plus tard, il vit un soir une vieille dame mettre son bonnet de nuit.

    Plus tard, il lui suffisait, pour se mettre en érection, de la seule idée d'une tête de vieille femme laide, coiffée d'un bonnet de nuit. Le seul aspect d'un bonnet de femme, ou d'une femme nue, ou d'un homme nu, le laissaient absolument froid. Mais le contact d'un bonnet de nuit lui donnait une érection et parfois même une éjaculation.

    L... n'était pas un masturbateur et, jusqu'à l'âge de trente-deux ans, lorsqu'il épousa une belle fille qu'il aimait, il n'avait jamais pratiqué aucune manœuvre sexuelle.

    Pendant sa nuit de noce, il resta insensible jusqu'à ce que, dans son embarras, il se vit obligé d'évoquer le souvenir de la tête de vieille femme laide coiffée d'un bonnet de nuit. Aussitôt le coït réussit.

    Dans la période qui suivit, il dut parfois recourir à ce moyen. Depuis son enfance, il avait de temps en temps de profondes dépressions de caractère avec tendances au suicide, et quelquefois aussi des hallucinations terrifiantes pendant la nuit. En regardant par la fenêtre, il était saisi de vertige et d'angoisse. C'était un homme gauche, bizarre, embarrassé, et mal doué intellectuellement. (Charcot et Magnan, Arch. de Neurol., 1882, nº 12.)

Dans ce cas très curieux, une coïncidence fortuite entre la première émotion sexuelle et une impression tout à fait hétérogène, semble avoir seule déterminé le caractère du penchant.

Un cas presque aussi étrange de fétichisme d'association accidentelle est rapporté par Hammond (op. cit., p. 50). Un homme marié, âgé de trente ans, et qui en somme était tout à fait bien portant et psychiquement normal, aurait vu l'impuissance se déclarer à la suite d'un changement de logement et disparaître après qu'on lui eut remis sa chambre à coucher dans son ancien état.
C.—LE FÉTICHE EST UNE ÉTOFFE

Il y a un troisième groupe principal de fétichistes, dont le fétiche n'est ni une partie du corps féminin, ni une partie des vêtements de la femme, mais une étoffe déterminée, qui même ne sert pas toujours à la confection de la toilette féminine, et qui cependant peut, par elle-même, en tant que matière, faire naître ou accentuer les sentiments sexuels. Ces étoffes sont: les fourrures, le velours et la soie.

Ces cas se distinguent des faits précédents de fétichisme érotique du vêtement par le fait que ces étoffes ne sont pas, comme le linge, en rapports étroits avec le corps féminin et n'ont pas, comme les souliers ou les gants, une corrélation avec des parties déterminées du corps féminin ou ne sont pas une signification symbolique quelconque de ces parties.

Ce genre de fétichisme ne peut pas provenir non plus d'une association accidentelle, comme dans les cas tout à fait particuliers du bonnet de nuit ou des meubles de la chambre à coucher; mais ils forment un groupe dont l'objet est homogène. Il faut donc supposer que certaines sensations tactiles—(une sorte de chatouillement qui a une parenté éloignée avec les sensations voluptueuses)—sont, chez des individus hyperesthésiques, la cause première de ce genre de fétichisme.

À ce propos nous donnerons tout d'abord une observation personnelle exposée par un homme qui lui-même était atteint de cet étrange fétichisme.

    Observation 90.—N..., trente-sept ans, issu de famille névropathique, de constitution névropathique lui-même, déclare:

    Depuis ma première jeunesse, j'ai une passion profondément enracinée pour les fourrures et le velours, parce que ces étoffes éveillent en moi une émotion sexuelle, et que leur vue et leur contact me procurent un plaisir voluptueux. Je ne puis me rappeler qu'un incident quelconque ait occasionné ce penchant étrange—(coïncidence de la première émotion sexuelle avec l'impression de ces étoffes, respectivement première excitation pour une femme vêtue de ces étoffes).—En somme, je ne me souviens pas comment a commencé cette prédilection. Je ne veux point exclure absolument la possibilité d'un pareil incident, ni d'une liaison accidentelle de la première impression qui aurait pu créer une association d'idées; mais je crois peu probable que pareille chose ait pu se passer, car je suis convaincu qu'un incident de ce genre se serait profondément gravé dans ma mémoire.

    Ce que je sais, c'est qu'étant encore petit enfant, j'aimais vivement voir des fourrures et les caresser, et qu'en faisant ainsi j'éprouvais un vague sentiment de volupté. Lors de la première manifestation de mes idées sexuelles concrètes, c'est-à-dire quand mes idées sexuelles se dirigèrent vers la femme, j'avais déjà une prédilection particulière pour la femme vêtue de ces étoffes.

    Cette prédilection m'est restée jusqu'à l'âge d'homme mûr. Une femme qui porte une fourrure ou qui est vêtue de velours, m'excite plus rapidement et plus violemment qu'une femme sans ces accessoires. Ces étoffes, il est vrai, ne sont pas la conditio sine qua non de l'excitation; le désir se produit aussi sans elles pour les charmes habituels; mais l'aspect, et surtout le contact de ces tissus fétichistes, constituent pour moi un moyen, aident puissamment les autres charmes normaux, et me procurent une augmentation du plaisir érotique. Souvent, la seule vue d'une femme à peine jolie, mais vêtue de ces étoffes, me donne la plus violente excitation et m'entraîne complètement. La simple vue de mes tissus fétiches me fait un plaisir bien plus grand encore que l'attouchement.

    L'odeur pénétrante de la fourrure m'est indifférente, plutôt désagréable, et je ne la supporte, qu'à cause de son association avec des sensations agréables de la vue et du tact. Je languis du plaisir de pouvoir toucher ces étoffes sur le corps d'une femme, de les caresser, de les embrasser et d'y mettre ma figure. Mon plus grand plaisir est de voir et de sentir inter actum mon fétiche sur les épaules de la femme.

    La fourrure et le velours isolément me produisent l'impression que je viens de décrire. L'effet de la première est de beaucoup plus fort que celui du dernier. Mais la combinaison de ces deux matières produit le plus grand effet. Des pièces de vêtements féminins en velours ou en fourrure, que je vois et touche détachées de leur porteuse, m'excitent sexuellement aussi, quoiqu'à un degré moindre,—de même les couvertures confectionnées en fourrure, qui ne font nullement partie de la toilette féminine, le velours et la peluche des meubles et des draperies. De simples gravures représentant des toilettes en fourrures et en velours sont pour moi l'objet d'un intérêt érotique, et même le seul mot «fourrure» a pour moi une vertu magique et me donne des idées érotiques.

    La fourrure est pour moi tellement l'objet de l'intérêt sexuel, qu'un homme qui porte une fourrure à effet, me produit une impression très désagréable, horripilante et scandaleuse, comme l'effet que produirait sur tout individu normal, un homme en costume et dans l'attitude d'une ballerine. De même je trouve répugnant l'aspect d'une vieille femme laide couverte d'une belle fourrure; cette vue éveille en moi des sentiments qui s'entrechoquent.

    Ce plaisir érotique de voir des fourrures et du velours est tout à fait différent de mes appréciations purement esthétiques. J'ai un goût très vif pour les belles toilettes de femmes, et en même temps une prédilection particulière pour les dentelles, mais c'est un goût d'une nature purement esthétique. Je trouve la femme en toilette de dentelles ou bien parée avec une autre belle toilette, plus belle qu'une autre, mais la femme vêtue de mes étoffes fétiches est la plus charmante pour moi.

    La fourrure n'exerce sur moi l'effet dont j'ai parlé que lorsqu'elle est à poils fins, touffus, lisses, longs, et se dressant en haut. C'est de ces qualités que dépend l'impression. Je reste tout à fait indifférent, non seulement aux fourrures à poils drus, emmêlés, espèce qu'on estime comme inférieure, mais aussi aux fourrures qu'on estime comme très belles et supérieures, mais dont on a enlevé les poils qui redressent (castor, chien de mer) ou qui ont naturellement les poils courts (hermine) ou trop long et couchés (singe, ours). Les poils redressés ne me produisent l'impression spécifiques que chez la zibeline, la martre, etc. Or, le velours est fait de poils fins touffus et redressés en haut, ce qui expliquerait l'impression analogue qu'il me produit. L'effet paraît dépendre d'une impression déterminée de l'extrémité pointue des poils sur les terminaisons des nerfs sensitifs.

    Mais je ne peux pas m'expliquer quel rapport cet effet étrange sur les nerfs tactiles peut avoir avec la vie sexuelle. Le fait est que tel est le cas chez beaucoup d'hommes. Je fais encore remarquer expressément, qu'une belle chevelure de femme me plaît beaucoup, mais qu'elle ne joue pas un rôle plus grand que tout autre charme féminin, et qu'en touchant des fourrures je ne pense nullement à des cheveux de femme. (La sensation tactile dans les deux cas n'a pas d'ailleurs la moindre analogie.) En général il ne s'y attache aucune idée. La fourrure par elle-même réveille en moi la sensualité. Comment? Voilà ce qui me paraît absolument inexplicable.

    Le seul effet esthétique produit par la beauté des fourrures grand genre, à laquelle chacun est plus ou moins sensible, par la fourrure qui, depuis la Fornarina de Raphaël et l'Hélène Fourment de Rubens, a été employée par beaucoup de peintres comme cadre et ornement des charmes féminins, et qui dans la mode, dans l'art et la science de la toilette féminine, joue un si grand rôle—cet effet esthétique, dis-je, n'explique rien dans ce cas, ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer. Cet effet esthétique que les belles fourrures produisent sur les hommes normaux, les fleurs, les rubans, les pierres précieuses et les autres parures le produisent sur moi, comme chez tout le monde. Habilement employés, ces objets font mieux ressortir la beauté féminine et peuvent ainsi, dans certaines circonstances, produire indirectement un effet sensuel. Mais ils ne produisent jamais sur moi le même effet sensuel direct que les étoffes fétiches dont j'ai parlé.

    Bien que chez moi, comme peut-être chez tous les autres fétichistes, il faille bien distinguer l'impression sensuelle de l'impression esthétique, cela ne m'empêche pas d'exiger de mon fétiche une série de conditions esthétiques concernant la forme, la coupe, la couleur, etc. Je pourrais m'étendre ici longuement sur ces exigences de mon penchant, mais je laisse de côté ce point qui ne touche pas le fond du sujet. Je ne voulais qu'attirer l'attention sur ce fait que le fétichisme érotique se complique encore d'un mélange d'idées purement esthétiques.

    L'effet particulièrement érotique de mes étoffes fétichistes, ne peut pas s'expliquer par l'association avec l'idée du corps d'une femme qui porterait ces étoffes, pas plus que par un effet d'esthétique quelconque. Car, premièrement, ces étoffes me produisent de l'effet, même quand elles sont isolées et détachées du corps, quand elles se présentent comme simple matière; et, secondement, des parties de la toilette intime (corset, chemise) qui, sans doute, évoquent des associations, ont sur moi une action beaucoup plus faible. Les étoffes fétichistes ont toutes pour moi une valeur sensuelle intrinsèque. Pourquoi? C'est pour moi une énigme. Les plumes sur les chapeaux de femme ou les éventails produisent sur moi la même impression fétichiste que la fourrure et le velours: similitude de la sensation tactile et du chatouillement étrange produit par le mouvement léger de la plume. Enfin l'effet fétichiste, quoiqu'à un degré très atténué, est encore provoqué par d'autres étoffes unies, telles que la soie, le satin, etc., tandis que les étoffes rugueuses, le drap grossier, la flanelle, me produisent plutôt un effet répugnant.

    Enfin, je tiens encore à rappeler que j'ai lu quelque part un essai de Carl Vogt sur les hommes microcéphales: il y est raconté comment un microcéphale, à la vue d'une fourrure, s'y est précipité et l'a caressée en manifestant une vive joie. Je suis loin de voir pour cette raison, dans le fétichisme très commun de la fourrure, une régression atavique vers les goûts des ancêtres de la race humaine qui étaient couverts de peaux d'animaux. Le microcéphale dont parle Carl Vogt faisait, avec le sans-gêne qui lui était naturel, un attouchement qui lui était agréable, mais dont le caractère n'était pas sexuellement sensuel; il y a beaucoup d'hommes normaux qui aiment à caresser un chat, à toucher des fourrures, du velours, sans en être sexuellement excités.

On trouve encore dans la littérature quelques cas de ce genre.

    Observation 91.—Un garçon de douze ans éprouva une vive émotion sexuelle en se couvrant un jour, par hasard, d'une couverture en fourrure. À partir de ce moment, il commença à se masturber en se servant de fourrures ou en prenant dans son lit un petit chien à longs poils. Il avait des éjaculations suivies quelquefois d'accès hystériques. Ses pollutions nocturnes étaient occasionnées par des rêves où il se voyait couché nu sur une fourrure soyeuse qui l'enveloppait complètement. Les charmes de la femme ou de l'homme n'avaient aucune prise sur lui.

    Il devint neurasthénique, souffrit de la monomanie de l'observation, croyant que tout le monde s'apercevait de son anomalie sexuelle; il eut, pour cette cause du tædium vitæ et devint fou.

    Il était très chargé, avait les parties génitales mal conformées, et d'autres signes de dégénérescence anatomique. (Tarnowsky, op. cit., p. 22.)

    Observation 92.—C... est un amateur enragé de velours. Il se sent attiré d'une manière normale vers les belles femmes, mais il est particulièrement excité lorsque la personne de rencontre avec laquelle il a des rapports est vêtue de velours.

    Ce qui est frappant dans ce cas, c'est que ce n'est pas la vue du velours, mais le contact qui produit l'excitation. C... me disait qu'en passant la main sur une jaquette de femme en velours, il avait une excitation sexuelle telle qu'aucun autre moyen ne saurait jamais en provoquer une pareille chez lui. (Dr Moll, op. cit., p. 127.)

Un médecin m'a communiqué le cas suivant. Un des habitués d'un lupanar était connu sous le sobriquet de «Velours». Il avait l'habitude de revêtir de velours une puella qui lui était sympathique et de satisfaire ses penchants sexuels rien qu'en caressant sa figure avec un coin de la robe en velours, sans qu'il y ait autre contact entre lui et la femme.

Un autre témoin m'assure que, surtout chez les masochistes, l'adoration des fourrures, du velours et de la soie est très fréquente (Comparez plus haut, observation 44, 4580).

    Note 80:     Dans les romans de Sacher-Masoch la fourrure joue aussi un rôle important; elle sert même de titre à un de ses romans. Mais son explication, qui fait de la fourrure, de l'hermine, le symbole de la domination, et en fait pour la même raison le fétiche des hommes dépeints dans ce roman, me paraît spécieuse et peu satisfaisante.

Le cas suivant est un cas de fétichisme d'étoffe bien curieux. On voit se joindre au fétichisme l'impulsion à détruire le fétiche. Ce penchant est, dans ce cas, ou un élément de sadisme contre la femme qui porte l'étoffe ou un sadisme impersonnel dirigé contre l'objet, tendance qui se rencontre souvent chez les fétichistes.

Cet instinct de destruction a fait du cas dont nous parlons une cause criminelle très curieuse.

    Observation 93.—Au mois de juillet 1891, a dû comparaître devant la seconde chambre du tribunal correctionnel de Berlin le garçon serrurier Alfred Bachmann, âgé de vingt-cinq ans.

    Au mois d'avril de la même année, la police avait reçu plusieurs plaintes: une main méchante avait, avec un instrument bien tranchant, coupé les robes de plusieurs dames. Le soir du 25 avril, on réussit à prendre l'agresseur mystérieux dans la personne de l'accusé. Un agent de la police remarqua l'accusé qui cherchait d'une étrange façon à se blottir contre une dame qui traversait un passage, accompagnée d'un monsieur. Le fonctionnaire pria la dame d'examiner sa robe, pendant qu'il tenait l'homme suspect. On constata que la robe avait reçu une longue entaille. L'accusé fut amené au poste où on le visita. En dehors d'un couteau bien aiguisé dont il avoua s'être servi pour déchirer des robes, on trouva encore sur lui deux rubans de soie comme on en emploie pour la garniture des robes de femmes. L'accusé avoua qu'il les avait détachés des robes dans une bousculade. Enfin, la visite amena encore la découverte sur son corps d'un foulard de soie de dame. Quant à ce dernier objet, il prétendit l'avoir trouvé. Comme on ne pouvait infirmer son assertion à ce sujet, on ne l'accusa sous ce chef que de fraude d'objets trouvés, tandis que ses deux autres actes lui valurent, dans les deux cas où les endommagées demandaient des poursuites, une accusation pour destruction d'objets et, dans deux autres cas, une accusation de vol. L'accusé qui a été déjà plusieurs fois condamné, est un homme à la figure pâle et sans expression. Il donna devant le juge une explication bien étrange de sa conduite énigmatique. La cuisinière d'un commandant, dit-il, l'avait jeté au bas de l'escalier alors qu'il demandait l'aumône, et, depuis ce temps, il avait une haine implacable contre le sexe féminin. On douta de sa responsabilité, et on le fit examiner par un médecin attaché au service de l'Administration.

    Aux débats judiciaires, l'expert déclara qu'il n'y avait aucune raison de considérer comme un aliéné l'accusé dont, il est vrai, l'intelligence était très peu développée. L'accusé se défendit d'une façon bien étrange. Une impulsion irrésistible, dit-il, le force de s'approcher des femmes qui portent des robes de soie. Le contact avec une étoffe de soie est pour lui tellement délicieux que, même pendant sa détention, il se sentait ému, quand, en cardant de la laine, un fil de soie lui tombait par hasard dans les mains.

    Le procureur royal, M. Muller, considéra simplement l'accusé comme un homme méchant et dangereux, qu'il fallait, pour un certain laps de temps, rendre incapable de nuire. Il requit contre lui la peine d'un an de prison. Le tribunal condamna l'accusé à six mois de prison et à la perte de ses droits civiques pour un an.