vendredi 10 mars 2000

Phéromones : les parfums du désir


Une prairie ensoleillée, par une belle et chaude après-midi de printemps.Assoupi près d’un arbre, un couple profite du silence à peine entrecoupé de quelques piaillements d’oiseaux et bruissements d’insectes.Pourtant, cette prairie si paisible est parcourue d’appels en tout genre : « Ouvrière fourmi vient de découvrir importante source de miel : mobilisation générale ! » ; « Ici commence mon territoire : interdit aux lapins concurrents » ; « Jeune femelle bombyx, bien sous tout rapport, recherche en urgence amant pour la soirée ». Ces messages se comptent par milliers : ni l’homme ni la femme ne les perçoivent.Car ils sont écrits dans un langage invisible et indéchiffrable pour eux : les phéromones.
Sous ce nom étrange, on désigne la communication chimique utilisée par les animaux.Si l’homme emploie plus volontiers la mécanique (langage et laudition) ou la radiation (vision), bien des animaux préfèrent échanger des informations à l’aide de fines odeurs qu’ils émettent et captent autour d’eux.

Une molécule attire le mâle à plusieurs kilomètres
En 1959, ces odeurs ont été qualifiées de « phéromones » (du grec « pherein » transférer et « hormon » exciter) par Perter Kalson, Martin Lüscher et Adolf Butenandt, leur découverte revenant à ce dernier.
A partir des années quarante, le prix Nobel de chimie A.Butenandt s’est penché sur un problème qui passionnait les entomologistes depuis Jean-Henri Fabre : par quel prodige les papillons mâles sont-ils attirés par des odeurs alors qu’ils sont dépourvus de nez ?Le chercheur choisit d’étudier le ver à soie (Bombyx mori), dont la femelle est capable d’attirer le mâle à plusieurs kilomètres de distance.En 1959, Butenandt parvient à reproduire un alcool attracteur, qu’il baptise «bombykol».C’est la première phéromone isolée.L’année suivante, une autre découverte a un retentissement mondial : Jeanine Pain et Michel Barbier déchiffrent la substance utilisée par les reines abeilles pour stériliser leurs ouvrières.
Les phéromones sont des molécules simples ou complexes produites à partir de l’alimentation et synthétisées par des glandes exocrines.Ces dernières sont dispersées sur le tégument des insectes ou sur l’épiderme des poissons, batraciens et reptiles.Chez les mammifères, on les trouve sur les poils (glandes sébacées), sur la peau (glandes sudoripares, qui produisent ou conduisent la sueur) ou encore sous les aisselles (glandes apocrines).Même des organismes sim­ples comme les bactéries, les amibes et les levures utilisent des messages chimiques pour identifier ou attirer leurs congénères.
Il existe ainsi des milliers de molécules différentes circulant dans l’air et dans l’eau, qui deviennent autant de messages lorsqu’elles sont captées par des cellules chimioréceptrices et traduites par le cerveau.A ce jour, on a identifié chez l’animal une vintine de gènes codant pour les protéines de ces récepteurs, mais les scientifiques estiment qu’il en existe entre 200 et 400 chez les mammifères.

La découverte de l’organe voméronasal chez l’homme
Les phéromones sont classées selon leur fonction : les phéromones grégaires, qui servent à rassembler les individus d’une même colonie, les phéromones de reconnaissance, qui font office de carte d’identité, les phéromones d’espacement, qui repoussent des prédateurs ou indiquent un commencement de surpopulation, les phéromones de piste, qui orientent les congénères vers un bon festin ou un terrain de guerre, les phéromones d’alarme, qui avertissent du danger.
Mais les plus connues car les mieux étudiées sont les phéromones sexuelles. Comme le rappelle Rémy Brossut, directeur de l’unité Développement et communication chimique du CNRS, «on a longtemps considéré les sécrétions “odorantes” liées à la sexualité comme des manifestations anecdotiques de la biologie du comportement.Nous savons à présent que les interactions entre phéromones et hormones sont au centre du comportement sexuel des mammifères». La communication entre partenaires sexuels s’effectue par l’odeur, qui se transmet par deux voies : la muqueuse olfactive, reliée aux bulbes olfactifs de la région antérobasale du cerveau ; l’organe voméronasal, dont l’épithélium est pourvu de neurones capables de recevoir certaines phéromones que la muqueuse olfactive ignore.
Chez l’homme, l’organe voméronasal est une petite glande d’un millimètre de diamètre et d’un centimètre de long, située sous la muqueuse respiratoire.Elle a été décrite dès 1703 par l’anatomiste hollandais Thomas Ruysch, puis redécouverte un siècle plus tard par le Danois Ludwig Jacobson.Mais celui-ci pensait qu’il s’agissait d’un organe absent ou vestigial chez l’adulte : très développé chez le fœtus, il semble s’atrophier au cours du développement. En fait, on sait, depuis 1991,que la reconnaissance des phéromones reste bel et bien active chez la plupart des adultes. Par les seules squames de la peau, nous perdons chaque jour 40 millions de cellules qui composent un nuage invisible autour de nous et contribuent à définir notre odeur. De même, la sueur, l’urine, les muqueuses vaginales, les glandes sébacées du pénis ou du clitoris dégagent des stéroïdes odoriférants. Ces odeurs sont généralement qualifiées de « phéromones présomptives » dans la mesure où l’on ignore encore le plus souvent si elles agissent chez l’homme par la voie spécifique de l’organe voméronasal et des neurones qui lui sont associés dans le cerveau.

Le bébé reconnaît sa mère par l’odeur
L’exemple le plus connu de la reconnaissance humaine par l’odeur est celui de la relation entre la mère et son bébé.Dès le troisième jour, celui-ci est capable de discerner entre un tampon frotté sur le sein maternel et un autre imprégné de l’odeur d’une inconnue.Cette relation olfactive privilégiée dure quelques années puisque les tests ont montré que les enfants âgés de trois à cinq ans identifient l’odeur de leur mère sur les habits qu’elle a portés. L’inverse est vrai : plus de 90 % des mères reconnaissent un T-shirt porté par leur enfant de moins de dix ans.
La relation de la mère à l’enfant est évidemment très particulière.Peut-on l’extrapoler à d’autres comportements ?Le débat sur le rôle des phéromones dans les relations humaines — notamment reproductive et copulatoire —a été ouvert voici une trentaine d’années et a fait l’objet de nombreuses controverses.« Les connaissances en ce domaine sont encore fragiles », met en garde Claude Aron, spécialiste de la physiologie de la reproduction et professeur honoraire à l’université Louis Pasteur de Strasbourg.Plusieurs faits sont toutefois scientifiquement établis. Un des phénomènes les mieux étudiés est ainsi la synchronisation des règles : les femmes vivant ou travaillant en groupe (en particulier les religieuses) ont tendance à unifier peu à peu le rythme de leur cycle ovarien.

Les phéromones rythment l’ovulation
Martha McClintock, de l’université de Chicago, étudie la question depuis plus de trente ans.En 1998, elle a publié dans Nature le récit d’une étonnante expérience menée avec Kathleen Stern.A l’aide d’un tampon, les deux scientifiques ont prélevé les sécrétions des aisselles de neuf donneuses ayant un cycle régulier. Lorsque le tampon est placé au-dessus de la lèvre supérieure d’une dizaine de «receveuses», celles-ci modifient progressivement leur cycle. Une telle ovulation synchrone, déjà repérée chez les rongeurs, présente pour l’animal un avantage évolutif : les femelles peuvent s’occuper « en commun » de portées en nombre plus important.«La reproduction, souligne Martha McClintock, est un travail souvent risqué qui prend beaucoup de temps.Plus une femelle reçoit de signaux d’un cadre social favorable et meilleures seront les conditions de la gestation».Jane Lancaster, anthropologue à l’université d’Albuquerque, remarque cependant que les grands singes vivant en communauté semblent ignorer cette synchronisation ovarienne.Selon elle, «la jeune femme entrant dans sa période pubère peut tirer avantage d’une adaptation aux cycles de sa mère ou de ses sœurs plus âgées. Des ovulatrices ayant montré leur capacité aident les femelles qui leur sont apparentées à régulariser leur propre cycle et à devenir à leur tout des ovulatrices efficaces».
Au-delà de l’ovulation, les odeurs ont-elles un pouvoir attractif dans le domaine sexuel  ? A la fin des années soixante, on a identifié chez les porcs deux phéromones sexuelles émises par le mâle en période d’excitation : la première, androsténol, a une odeur de musc ; la seconde, androstérone, une odeur d’urine.Pulvérisées à l’aide de bombes aérosols près du groin des truies, ces deux substances excitent l’animal qui prend alors une posture d’accouplement. La question s’est vite posée de savoir si l’homme est un cochon comme un autre...
Les premières expériences sur le pouvoir attractant des phéromones sexuelles datent de la fin des années 70.A cette époque, M.Kirk-Smith et ses collaborateurs ont testé le pouvoir de l’androsténol dérivé de la testostérone et stocké par nos glandes sudoripares.Des hommes et des femmes ont été mis en présence d’hommes dont certains avaient le visage imprégné d’androsténol et d’autres non : les premiers ont toujours été jugés plus attirants par les femmes et, au contraire, moins par les hommes. Un deuxième test a été effectué quelques mois plus tard, avec cette fois de l’androsténone pulvérisé sur certains sièges d’une salle d’attente.Or, l’étude a montré que le taux d’occupation de ces sièges a augmenté chez les femmes et diminué chez les hommes.

Des modifications inconscientes du comportement
Des expériences similaires se sont multipliées dans les années 80 et 90.Elles ont toutes mené à la même conclusion : l’imprégnation par des phéromones tend à modifier notre comportement.Les deux sexes ne réagissent pas de la même manière : «La femme, souligne Claude Aron, dans ses activités psychiques et relationnelles, est plus dépendante que l’homme de son système olfactif». Cette sensibilité n’est pas la même pour tous les individus, et les anatomistes ne sont d’ailleurs pas persuadés que l’organe voméronasal soit vraiment actif chez tous.Ainsi, 7 % des hommes sont totalement insensibles à l’odeur de la triméthylamine, un composant du sang menstruel de la femme. Les goûts et les odeurs varieraient même selon les cultures : une expérience a montré que les femmes japonaises et italiennes réagissent désagréablement à l’odeur de leur partenaire, à l’inverse des femmes allemandes !
En 1991 le chimiste David L. Berliner et les biologistes LuisMonti-Bloch et B.I.Grosser ont montré que les phéromones sexuelles étaient bel et bien perçues par notre organe voméronasal.Quarante-neuf sujets des deux sexes se sont vus insuffler dans les narines trois substances : de l’huile de girofle et deux substances de la firme Erox contenant des phéromones sexuelles présomptives.Un électrode placé sur le voméronasal analysait l’activation de ses cellules neurosensorielles.L’huile de girofle a stimulé la muqueuse olfactive, mais laissé indifférent l’organe voméronasal.Ce dernier a au contraire été excité par les deux produits phéromonaux alors que la muqueuse olfactive n’y réagissait pas.Plus intéressant encore : l’Erox 830 a excité l’organe des mâles alors l’Erox 670 a titillé celui des femelles.
Les recherches ont rapidement donné lieu à la mise sur le marché de parfums phéromonaux aux vertus aphrodisiaques présumées.La firme Erox, dirigée par David Berliner,  commercialise  Contact 18, contenant de l’androstérone, et Désir 22, fabriqué à base d’androsténol et de copuline.Un autre chercheur, George Dodd, biologiste à l’université de Warwick (Angleterre), a pour sa part isolé un stéroïde dans la sueur humaine et l’a commercialisé (sous la marque Relax) comme produit tranquillisant à inhaler.
«Le rôle des odeurs corporelles  dans l’éclosion du désir apparaît encore hypothétique»,  tempère cependant Claude Aron.Une odeur peut accroître l’excitation des amants.Mais le filtre d’amour provoquant instantanément le désir du futur partenaire n’est pas pour demain.    

Odeur et gènes
Certains animaux choisissent peut-être leur partenaire sexuel en fonction d’un patrimoine génétique décelable dans leur odeur.On a par exemple découvert que l’odeur individuelle de la souris était entre autre déterminée par des gènes du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH).Ainsi, l’étude de deux populations de souris a montré que les rongeurs sont capables d’identifier les variations du CMH à travers les phéromones contenues dans l’urine.
Plus généralement, la reconnaissance débouche sur des croisements avec des sujets présentant un certain degré de parenté : cette reconnaissance de parentèle (kin recognition) favorise les appariements assortis (assortative mating).
Si l’homme moderne a tendance à chasser les odeurs corporelles ou à les masquer par les déodorants et parfums, il n’en va pas de même dans toutes les sociétés.Les indiens Yanomamö (Amazonie) et Karnum Irebe (Nouvelle-Guinée), par exemple, se frottent le corps et hument leurs mains lorsqu’ils se rencontrent.L’odeur corporelle y a conservé la valeur d’un signe de reconnaissance.Quant à la manie hygiénique de l’Occident, qui se traduit par des lavages très fréquents, elle aboutit en fait à intensifier la sudation et le développement de la flore bactérienne.

Pour aller plus loin
Claude Aron, La sexualité. Phéromones et désir, Odile Jacob, 2000.
Rémy Brossut, Les Phéromones. La communication chimique chez les animaux, Belin, 1996

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