jeudi 9 mars 2000

L’homosexualité est-elle “naturelle” ?

Si l’homosexualité est «contre-nature», pourquoi la retrouve-t-on partout dans le règne animal ?Telle est la question provocatrice posée par Bruce Bagemihl, biologiste, professeur de linguistique et de sciences cognitives à l’université de Colombie Britannique (Canada). La parution de son ouvrage, Biological Exuberance, relance le débat sur les bases biologiques de l’homosexualité humaine. Chacun sait que tous les goûts sont dans la nature : reste maintenant à comprendre pourquoi et comment…

Ames sensibles et esprits pudibonds, s’abstenir ! Car l’ouvrage de Bruce Bagemihl est plus qu’explicite en ce qui concerne l’«exubérance biologique» qui lui donne son titre : de page en page, on découvre en photos et en dessins des girafes, des bisons, des scarabées, des bonobos, des manchots, des bouquetins ou encore des macaques affairés les uns sur les autres et visiblement concentrés à leur tâche. Rien que de bien naturel, après tout… à ceci près que ces animaux en posture d’accouplement ou d’attouchement sont tous du même sexe !

Des comportements homosexuels variés
En fait, les comportements minutieusement décrits par Bruce Bagemihl tout au long des 750 pages denses de son livre ne se limitent pas à l’acte sexuel.Car l’auteur donne  une définition très large de l’homosexualité animale : elle englobe les parades amoureuses, les comportements affectifs, les stimulations génitales et actes sexuels, la vie commune et la parentalité partagée. Ce choix est d’ailleurs sujet à débat dans la communauté des éthologistes et sociobiologistes : certains comportements décrits par Bagemihl peuvent en effet s’interpréter comme des rites d’apprentissage ou de domination.Et l’auteur n’évoque guère les travaux, pourtant bien documentés depuis Lorenz, de l’«empreinte initiale» : un animal peut acquérir un comportement s’il a été soumis à un stimulus à un moment-clef de son ontogenèse.On amène ainsi expérimentalement un canard Colvert mâle à monter toute sa vie son homologue tadorne de Belon ! Clutton-Brock et la plupart des éthologistes pensent que l’on ne peut parler d’homosexualité que lorsqu’un sujet préfère assez systématiquement les relations sexuelles avec un congénère du même sexe.Ce qui la distingue d’autres situations en rapport avec la frustration ou la domination.De ce point de vue, un enfant violé ne doit pas être considéré comme homosexuel, alors qu’il le serait selon l’analyse de Bagemihl.
Ces réserves mises à part, l’abondante documentation rassemblée par le biologiste américain plaide en faveur de sa démonstration.On découvre au fil des pages l’étonnante imagination sexuelle du règne animal. Le dauphin boto n’hésite pas à pénétrer de temps en temps son partenaire par l’orifice qui lui sert habituellement à se réapprovisionner en oxygène, tandis que les femelles bonobos s’adonnent à un tribadisme aussi affectueux qu’efficace.Bagemihl ne se contente d’ailleurs pas de l’homosexualité : il livre aussi de nombreux exemples de transsexualité et d’intersexualité animales.
Dans 80 % des espèces d’oiseaux et de mammifères où l’homosexualité a été observée, elle concerne les mâles et dans 55 % les femelles.Parmi les différents comportements inclus par Bagemihl dans l’homosexualité, seule la parentalité partagée (élevage en commun des enfants) connaît une surreprésentation féminine : 80 % des espèces contre un peu plus de la moitié pour les mâles.
L’ouvrage de Bruce Bagemihl repose évidemment la question de l’origine de l’homosexualité humaine. L’auteur énonce ainsi la problématique : «L’homosexualité a une “histoire naturelle” dans tous les sens du terme : c’est-à-dire qu’elle a à la fois des dimensions biologiques (“naturelle”) et sociales ou culturelles (“historique”) qui sont interconnectées et inséparables».
Il n’empêche que chez les hommes, la balance a longtemps penché du côté du conditionnement social plutôt que de la détermination biologique. L’homosexualité paraissait un choix de vie — plus ou moins assumé, plus ou moins accepté par les normes en vigueur. Or, un certain nombre de découvertes récentes font désormais peser la balance vers l’inné plutôt que l’acquis.Au moins en ce qui concerne la « vraie » homosexualité humaine, c’est-à-dire celle qui n’est pas conçue par celui qui la revendique comme une expérience passagère, mais comme une orientation spontanée, irrépressible et durable.

Un défi pour la théorie darwinienne
Comme le remarque Jim McKnight, professeur de psychologie à l’université de Sydney, «l’homosexualité est un défi pour tous ceux qui considèrent le darwinisme comme la grande force unificatrice qui fait tant défaut aux sciences sociales. Comment expliquer en effet dans le cadre de la reproduction sélective du plus apte une préférence pour la sexualité non reproductive ?».
En bonne logique, les homosexuels n’ayant aucun descendant auraient dû disparaître rapidement du pool génétique de l’humanité au profit des hétérosexuels. Or, nos connaissances historiques et ethnologiques démontrent que l’on rencontre des homosexuels à toutes les époques et dans toutes les sociétés, quelle que soit l’attitude morale, religieuse ou politique qui prévaut. Le comportement humain se caractérise par son étonnante flexibilité, et l’orientation sexuelle n’y échappe pas.
Selon les études longitudinales sur la sexualité dans les sociétés occidentales, les homosexuels sont quatre fois plus souvent des hommes que des femmes. Entre 1 et 3 % des hommes adultes sont exclusivement homosexuels depuis au moins cinq ans, mais ils sont près de 40 % à avoir connu une envie ou une expérience homosexuelle durant l’adolescence. Ces données indiquent que la prédisposition à l’homosexualité concerne une minorité significative des sociétés contemporaines, dont le taux semble constant à chaque génération.
Ce sont les études de neuro-anatomie qui ont d’abord confirmé l’existence de différences fonctionnelles entre les cerveaux des mâles homosexuels et hétérosexuels. En 1991, D.F. Swaab et M.A. Hofman, de l’Institut de recherches sur le cerveau d’Amsterdam, ont découvert que le noyau suprachiasmatique de l’hypothalamus des homosexuels est deux fois plus volumineux que celui des hétérosexuels. En 1993, Simon LeVay alors attaché au Salk Institute de San Diego, a montré quant à lui que noyau interstitiel de l’hypothalamus antérieur (3-NIHA) est plus gros chez l’homme que chez la femme — mais surtout identique chez la femme et chez l’homme homosexuel. Toutefois, comme le précise le chercheur américain, on ignore exactement l’ordre de causalité : l’orientation sexuelle modifie peut-être le volume de certaines régions du cerveau.

Les hormones sexuelles et le fœtus
Intrigués par cette découverte, J.E. Alexander et K.J. Sufka ont voulu savoir si les différences anatomiques liées à l’orientation sexuelle étaient confirmées par l’électro-encéphalographie. Et de fait, l’EEG d’homosexuels soumis à des tests verbaux et spatiaux s’est révélé à la fois différent de celui des hétérosexuels des deux sexes dans certains cas, et plus proche de celui des femmes dans certains autres. En 1995, ces différences ont été confirmées par une technologie plus fine, la magnéto-encéphalographie (MEG). Martin Reite et son équipe ont ainsi constaté que le cerveau des homosexuels, comme celui des femmes, est peu latéralisé — une découverte qu’il faut sans doute mettre en rapport avec leurs résultats identiques aux tests de performance spatiale.
Ces différences anatomiques appuient bien sûr l’hypothèse d’une prédisposition biologique à l’homosexualité. Mais d’où découlerait-elle ? L’une des explications possibles est liée aux taux d’hormones sexuelles.
La quantité et le type d’hormones auxquels notre cerveau est exposé — avant comme après la naissance — modifient en effet les caractères sexuels.Dans le cas de l’homosexualité, Gunter Dorner, directeur de l’Institut d’endocrinologie expérimentale de Berlin, a émis une hypothèse abondamment discutée : la désandrogénisation du cerveau du fœtus par l’effet du stress maternel. Le stress de la mère produit certaines substances chimiques qui bloqueraient à leur tour la sécrétion de la testostérone dans les testicules du fœtus, et conduirait à une modification ultérieure de l’orientation sexuelle. Inversement, la déficience en hydroxylase A-21 et en stéroïde 3-beta-ol hydrogenase , également associée au stress, produit une surproduction placentaire d’androstenedione, précurseur adrénalien des oestrogènes.
L’hypothèse de Dorner est appuyée par certaines études statistiques : les homosexuels sont par exemple plus fréquents chez les générations conçues durant la guerre ; et selon d’autres enquêtes, les deux tiers des mères d’homosexuels affirment avoir connu un stress sévère durant leur grossesse (perte d’un proche, relations interpersonnelles difficiles, etc.).
Non moins controversé, le champ de la génétique de l’homosexualité a connu récemment quelques remous. Les premières études bien échantillonnées sur le caractère familial de la prédisposition à l’homosexualité datent de 1952. A cette époque, l’équipe de Franz Kallmann avait étudié 85 paires de jumeaux dont un était au moins homosexuel. La génétique du comportement privilégie l’étude des jumeaux puisque ceux-ci partagent 100 % de leur génome lorsqu’ils sont de vrais jumeaux (monozygotes) et 50 % seulement lorsqu’ils sont de faux jumeaux (dizygotes). Les 80 vrais jumeaux montraient une concordance absolue, alors que ce taux était non-significatif pour les faux jumeaux.

La découverte très médiatisée du «gène gay»
Deux études, beaucoup plus récentes, ont confirmé ces résultats — même si l’on n’a jamais retrouvé de concordance parfaite. En, 1991, Richard Pillard et Michael Bailley ont analysé 115 paires de jumeaux (dont au moins un était homosexuel) et 45 homosexuels ayant un frère adoptif. Chez les vrais jumeaux, la concordance était de 50 % ; elle tombait à 24 % pour les faux jumeaux et 11 % pour les frères adoptifs. En 1993, F. Whitman, M. Diamond et J. Martin ont trouvé des taux de concordance de 64,7 % pour les vrais jumeaux et 28,6 % pour les faux jumeaux.
Des similitudes aussi manifestes ont peu de chance d’être dues au seul environnement partagé des vrais jumeaux. Ces dernières années, l’hypothèse d’une prédisposition héréditaire à l’homosexualité figure parmi les plus discutées dans le champ en pleine expansion de la génétique du comportement.
La révolution a une date : 16 juillet 1993.Ce jour-là sont publiés dans l’hebdomadaire Science les résultats d’une étude qui fit en quelques semaines le tour du monde : une équipe de généticien venait d’identifier chez 33 frères homosexuels (sur 40) un marqueur sur le chromosome X (Xq28). Le « gène gay » était né.
L'auteur principal de l’étude est le généticien américain Dean Hamer, directeur d’un important laboratoire de biologie moléculaire de l’Institut national du cancer américain et dont les recherches ne concernaient pas à l’origine ce comportement. En réalité, Hamer n’a pas tout à fait trouvé un gène « de » l’homosexualité, mais un marqueur dont la présence sur le chromosome X est corrélée chez certains individus (67 % dans son échantillon) à un comportement homosexuel. La nuance est de taille : il n’y a pas nécessairement  de rapport direct de cause à effet entre l’un et l’autre.

Les scientifiques dans l’expectative
Par ailleurs, depuis 1993, les études contradictoires se sont accumulées. En 1995, deux nouvelles recherches sont publiées dans la presse scientifique : elles annoncent la confirmation des découvertes de Hamer.
Mais en avril 1999, une équipe canadienne dirigée par George Rice publie ses résultats dans Science : sur 52 paires de frères homosexuels, aucune corrélation significative n’a été mise à jour entre leur orientation sexuelle et la présence du marqueur génétique identifié par Hamer. Cependant, ce genre de contradiction est très fréquent en matière de génétique du comportement humain.Aujourd’hui, les recherches se poursuivent activement, et Dean Hamer n’a pas abandonné sa quête.
Toutefois, le chercheur prend soin de préciser : «Nous ne nous attendons pas à trouver un seul gène qui soit identique chez tous les homosexuels — nous savons déjà que l’orientation sexuelle est un phénomène autrement plus complexe ! Mais il est néanmoins possible de découvrir un ou des gènes corrélés à une orientation sexuelle. Comment ce gène opérerait-il ? Peut-être en produisant une enzyme qui contrôle le métabolisme hormonal du cerveau au cours de son développement. Ou encore en fabriquant un facteur de croissance qui construit certains circuits neuronaux. Il peut même jouer un rôle auquel on n’aurait jamais pensé tant nous en savons peu aujourd’hui».
Quelles peuvent être les conséquences de ces nouvelles connaissances scientifiques ? A peu près nulles, quoiqu’en disent les alarmistes. Car la reconnaissance de l’homosexualité n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’en dit la science.La biologie donne des informations aux citoyens : elle n’opère pas à leur place des choix moraux, sociaux, juridiques ou politiques.
           
Ce qu’en dit la théorie de l’évolution
Selon Bruce Bagemihl, la mise en évidence d’une sexualité non-reproductive dans le règne animal doit être l’occasion d’une certaine remise en cause de la théorie néo-darwinienne de l’évolution.Celle-ci, ne raisonnant qu’en terme de « coût-bénéfice », serait incapable d’expliquer les comportements sexuels «gratuits».Bagemihl y voit l’expression d’un principe d’« exubérance biologique » à la base de toute vie organique. Malheureusement, il ne produit guère d’énoncés scientifiques falsifiables ou prédictifs pour appuyer une thèse qui s’inspire pêle-mêle de la philosophie de Georges Bataille, de l’hypothèse Gaïa, des mythologies primitives et des mathématiques fractales !
Deux autres théories évolutionnaires ont été avancées pour justifier l’homosexualité : la sélection de parentèle (kin selection) et le polymorphisme équilibré.
Selon la théorie de la sélection de parentèle, formulée par W.D.Hamilton en 1964, un gène peut être sélectionné par l’évolution s’il avantage les individus apparentés à son porteur.En aidant les siens, cet individu altruiste propage en réalité une partie de ses propres gènes.Le sociobiologiste Edward Wilson a ainsi suggéré que l’homosexualité pouvait être apparue dans l’évolution comme la conséquence indirecte de pulsions altruistes présentes chez certains individus : décidés à aider leur parentèle, ils se seraient par ailleurs destinés à une sexualité non-reproductive.
La théorie du polymorphisme balancé souligne, quant à elle, que la diversité génétique d’une espèce constitue sa richesse : des gènes « délétères » à l’état homozygote se révèlent avantageux à l’état hétérozygote.Appliquée à l’homosexualité, cela signifie qu’un allèle de prédisposition présent en un seul exemplaire (et donc non exprimé) peut avantager son porteur hétérosexuel —par exemple par une puissance sexuelle accrue, une libido ou une empathie plus développée, etc.

Les implications de ces découvertes
La mise en évidence d’une base biologique pour l’orientation sexuelle est considérée par certains observateurs comme «dangereuse», car elle inciterait à réduire les individus à des mécanismes hormonaux ou génétiques. Dans le cas de l’homosexualité masculine, ce ne fut pas l’avis de la communauté «gay» américaine, qui a accueilli très favorablement les découvertes de Simon LeVay, Dean Hamer et Bruce Bagemihl (ce dernier confessant volontiers son homosexualité). On comprend aisément la raison de cet enthousiasme : si l’homosexualité a une base biologique, elle ne peut plus être qualifiée de comportement « contre-nature » comme ce fut longtemps le cas. Il se pourrait que certains naissent homosexuels comme d’autres gauchers : la biologie se révèle donc en l’occurrence antidiscriminatoire. Par ailleurs, la présence d’un gène de prédisposition à un caractère n’implique pas systématiquement l’expression de ce caractère au cours de l’existence : le milieu où évolue l’individu joue aussi son rôle !
Au-delà du statut de l’homosexualité, les découvertes scientifiques posent des questions morales à dimension plus générale.Par exemple, un couple pourrait-il légitimement décider de sélectionner son embryon en fonction de la présence de tel ou tel gène — y compris celui (ou ceux) de l’homosexualité ?Ici, le débat n’est plus scientifique, mais philosophique : dans une société laïcisée et démocratique, existe-t-il encore des normes « sacrées » ou « absolues » qui pourraient brider la liberté de choix des individus ?

Référence : Bruce Bagemihl (1999), Biological Exuberance. Animal Homosexuality and Natural Diversity, Profile Books, 1999.

A lire aussi :
Chandler Burr, A Separate Creation: The Search for the Biological Origins of Sexual Orientation, Hyperion, 1996.
Dean Hamer, The Science of Desire, Simon & Schuster, 1995.
Simon LeVay, Le cerveau a-t-il un sexe ?, Flammarion, 1994.
Jim McKnight, Straight Science ?Homosexuality, Evolution and Adaptation, Routledge, 1997.

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