L’intelligence est un trait beaucoup étudié en psychologie. Il en existe de nombreux modèles, mais celui qui a donné lieu à la plus abondante littérature concerne la capacité cognitive générale ou facteur g (parfois g tout simplement). Sa définition a été donnée voici plus d’un siècle par Charles Spearman : g désigne le facteur commun de variance des capacités cognitives spécifiques. En tant que tel, le facteur g est une construction statistique de la psychométrie : on mesure par des tests standardisés les variations des capacités cognitives spécifiques (elles-mêmes décomposées en aptitudes primaires) comme la mémoire, la capacité verbale, la capacité visuospatiale, le traitement logique ; on extrait ensuite le facteur commun de variance de ces capacités spécifiques. Ce facteur g explique, basiquement, que les individus réussissant dans un domaine cognitif donné ont tendance à réussir dans les autres (corrélation positive aux sous-tests). Et inversement dans l’échec. Le quotient intellectuel des tests internationaux comme le Weschler ou les Matrices de Raven est une mesure (approximative) de g. Un individu peut être très fort dans un domaine cognitif mais moyen dans les autres. Le facteur g se contente de mesurer qu’à l’échelle d’une population, on observe toujours une covariance des aptitudes intellectuelles, ce qui laisse supposer l’existence d’une cause commune.
Mais l’intelligence psychométrique n’est pas la seule à intéresser la science. Dans le sillage l’émergence des neurosciences cognitives et le renouveau de la théorie de l’évolution, observés depuis les années 1960, les chercheurs se sont intéressés aux traits particuliers de l’intelligence humaine. On a vu ainsi se développer d’innombrables travaux sur l’intelligence émotionnelle (neurosciences affectives) et l’intelligence sociale (neurosciences sociales). Elles ne se laissent pas mesurer aussi facilement que le facteur g, correspondent en partie à des traits de personnalité (les Big Five), et caractérisent Homo sapiens par rapport à ses cousins primates, a fortiori ses petits-cousins plus éloignés sur l’arbre phylogénétique. L’intelligence émotionnelle désigne la capacité humaine à exprimer et reconnaître une vaste de gamme de sentiments, outre les émotions primaires et universelles. L’intelligence sociale (dite aussi machiavélienne ou théorie de l’esprit) s’intéresse à nos aptitudes à décrypter les états mentaux des autres et à agir en fonction d’eux dans le cadre de la vie sociale.
L’ouvrage collectif publié sous la direction de Glenn Geher et Geoffrey Miller propose un nouveau champ de recherche : l’intelligence sexuelle (mating intelligence). Cette traduction n’est pas tout à fait exacte, puisque l’anglais mate, s’il désigne l’accouplement, inclut tout ce qui précède, accompagne et suit cette copulation. Comme le précisent Miller et Geher dans leur préface, « nous entendons par intelligence sexuelle le système reproductif de l’esprit : le réseau complet des capacités psychologiques pour la cour sexuelle, la compétition et la rivalité ; pour la formation des relations, l’engagement, la coordination et la rupture ; pour le flirt, les préliminaires et la copulation ; pour la recherche du partenaire, le choix du partenaire, la conservation ou le changement du partenaire ; et pour bien d’autres aptitudes comportementales qui produisent principalement des avantages reproductifs (plutôt que de survie) ». L’intelligence sexuelle ne sera pas un facteur s comparable au facteur g : cela désigne plutôt une collection de dizaines ou de centaines de micro-adaptations de l’esprit humain, d’apprentissages ou de tactiques ad hoc dont le point commun est qu’elles influent sur la stratégie et la fortune reproductives des individus, dans leurs relations aux partenaires potentiels. Il importe donc de comprendre que, comme les intelligences sociale et émotionnelle avec lesquelles elle partage sans doute des facteurs communs, l’intelligence sexuelle est avant tout un champ de recherche, une construction épistémologique permettant d’ordonner un grand nombre d’observations disjointes et de modéliser plus précisément le comportement humain.
Pour de probables raisons culturelles, le sexe n’est pas un domaine que les chercheurs ont volontiers rapporté à l’intelligence depuis un siècle. Ni même qu’ils ont beaucoup étudié dans un premier temps. Darwin, à l’âge la prude Angleterre victorienne, avait bien mis en évidence l’importance de la sélection sexuelle, à côté de la sélection naturelle. Mais il faudra attendre les années 1970 pour que cette sélection sexuelle se trouve vraiment prise en considération, et abondamment étudiée dans le règne animal, ainsi que dans l’espèce humaine. Si l’on se représente négativement le sexe comme une pulsion primitive plus ou moins « grossière » et « animale », il est évidemment difficile de l’associer à des facultés cognitives plus élevées. Mais justement, le sexe est une chose bien plus complexe que le moment de la copulation : l’accès et la préservation du partenaire donnent lieu à d’incessants conflits mâles-mâles et femelles-femelles, ainsi qu’à divers compromis mâles-femelles qui vont influencer de manière notable le comportement des individus et des populations. C’est vrai chez les animaux non-humains, et plus encore chez l’espèce humaine qui se caractérise par une complexification considérable de ces questions : tout le monde aura remarqué que les femelles humaines ne se promènent pas nues dans la rue avec une vulve rouge signalant leurs chaleurs, que les mâles humains ne se tapent pas dessus pour savoir lequel d’entre eux pourra copuler avec les femelles ainsi exposées (quoique les mâles en viennent encore facilement aux mains pour ce genre de question…).
Si, comme le souligne Maureen O’Sullivan, l’intelligence sexuelle peut paraître un oxymore associant les passions brûlantes à la froide rationalité, c’est que l’on oublie combien l’intelligence est avant tout une capacité générale d’adaptation au milieu social, culturel, technique ou sexuel, impliquant l’identification et la manipulation des informations pertinentes. On peut ainsi faire l’hypothèse que des traits bioculturels aussi divers que le chant, la musique, la danse, l’art pictural, l’humour, les techniques de décoration du corps, le langage lui-même ont en partie évolué chez l’homme dans la perspective de la sélection sexuelle, c’est-à-dire de la séduction et de la préservation de son ou ses partenaires. Et d’innombrables travaux ont montré que le cerveau humain est aussi sensible, le plus souvent de manière inconsciente et non « stratégique », à divers facteurs biosychologiques discrets de choix du partenaire à court ou long terme (symétries faciales et corporelles, masculinité ou féminité des traits, ratio taille-hanche et hanche-épaule, fréquences vocales, odeurs corporelles, phéromones, phases ovulatoires, indices de proximité génétique, etc.). Le sexe occupe donc une place importante dans notre cerveau. Et la capacité à développer des stratégies sexuelles efficaces représente une pression cognitive parmi d’autres dans l’hominisation.
Des travaux jusqu’à présent épars se sont penchés sur cette question de l’intelligence sexuelle ou de l’intelligence rapportée à la sexualité. On a par exemple montré que l’intelligence générale (facteur g) est un trait valorisé (surtout par les femmes) dans le choix du partenaire à long terme, qu’elle donne lieu à un appariement assorti tendanciel (assortative mating, choix du conjoint à long terme dans sa classe cognitive) ou à des préférences affichées en matière de dons de gamètes. On s’est aussi penché sur divers troubles de l’esprit ayant une influence sur les comportements sexuels : outre les paraphilies et les violences, les personnalités borderline (choix instable du partenaire), narcissiques et histrioniques (stratégie de partenaires multiples à court terme), antisociales ou psychopathes (coercition, tromperie), les autistes et Asperger (difficultés à entretenir une relation sociale,a fortiori sentimentale ou sexuelle), les anorexiques (évaluation pathologique de traits corporels supposés désirables par le partenaire potentiel) sont des exemples de troubles dont on peut faire une lecture sexuelle, quand on réfléchit à leur émergence et leur persistance dans l’évolution. Mais précisément, tous ces travaux comme ceux sur les traits de personnalité non pathologiques ne sont pas pour le moment publiés ou pensés dans la perspective intégrative d’une intelligence sexuelle.
Les quinze contributions de cet ouvrage collectif visent donc à produire de cadre intégratif, dessinant cinq directions : les mécanismes émotifs et cognitifs impliqués dans la sexualité, les stratégies de l’intelligence sexuelle rapportée aux buts des relations (court, long termes), à l’existence des enfants et aux personnalités des partenaires, les causes génétiques et neurologiques des différences individuelles en ce domaine, les indicateurs de fitness mentale (créativité, humour, intelligence émotionnelle) guidant les choix des partenaires, les contextes sociaux et écologiques de la sexualité humaine. On notera qu’il n’y a pas nécessairement convergence des hypothèses ou conjecture visant à appréhender cette intelligence sexuelle. Là où Geoffrey Miller la voit comme liée au facteur g et associée à des aptitudes mentales très diverses favorisant la séduction, Satoshi Kanazawa ou Jeremy Murphy présume plutôt des adaptations cognitives indépendantes de l’intelligence générale et ayant évolué au cours de l’hominisation, dans le cadre paléolithique.
Depuis Freud, la science avait laissé à la psychanalyse une sorte de monopole par défaut sur l’exploration du rôle de la sexualité dans la construction de l’esprit humain. Que les sciences de l’évolution, de la cognition et du comportement s’emparent enfin de la question pour en révéler toutes les dimensions est une bonne nouvelle.
Référence :
Geher G., G. Miller (2008), Mating Intelligence. Sex, Relationships, and the Mind’s Reproductive System, Lawrence Erlbaum, New York, Oxon, 451 p.
mardi 9 septembre 2008
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