samedi 30 novembre 2002

La survie des plus belles

La beauté est-elle une construction culturelle ou une réalité universelle ? Pour ce qui est de l’attractivité physique des femmes, les chercheurs penchent aujourd’hui vers la seconde réponse. Certains standards comme la symétrie des traits et le rapport taille-hanche se retrouvent presque partout. Encore une influence de l’évolution sur les canons du désir humain… trop humain ?

C omme le remarque le psychologue David Buss, «beaucoup de gens défendent la position idéaliste selon laquelle les standards de beauté sont arbitraires, que la beauté est une question superficielle, que les cultures diffèrent totalement dans l’importance qu’elles donnent à l’apparence et que les canons occidentaux en la matière proviennent du lavage de cerveau des médias, des parents, de la culture ou de tout autre facteur de socialisation. Mais en fait, les standards de beauté ne sont pas arbitraires. Ils reflètent encore l’importance que nous accordons à la jeunesse et à la santé, donc à la valeur reproductive».

Le jugement peut sembler abrupt. Nous avons tous en mémoire les peintures de Rubens et leurs femmes aux formes très généreuses, sans grand rapport avec l’apparence quasiment anorexique des mannequins contemporains posées comme idéal de beauté. Mais l’honnêteté impose aussi de reconnaître que Rubens est le contre-exemple le plus fréquemment cité et que, de l’art antique à l’art moderne, les silhouettes idéalisées des hommes et des femmes restent dans des proportions que nous jugeons aujourd’hui encore communément désirables. Qui plus est, nous verrons que l’importance accordée au poids est le facteur le plus variable selon les environnements et les cultures.

L’importance croissante de l’apparence
Dans les sociétés occidentales, on accorde aujourd’hui plus d’importance à l’apparence physique que jadis. Dans un questionnaire américain standardisé, où l’échantillon peut noter de 0 à 4 selon ses priorités, les hommes notaient une « belle apparence » comme condition d’un bon mariage à 1,50 en 1939 et 2,11 en 1989. Pour les femmes, les réponses ont varié de 0,94 à 1,67.

Les deux sexes sont de plus en plus sensibles à la question, mais les hommes y attachent toujours plus d’importance que les femmes. Cela s’explique de deux manières.
D’une part, les stratégies sexuelles masculines et féminines divergent : les qualités les plus recherchées chez l’autre sexe varient en fonction de l’intérêt reproductif, les hommes accordant toujours plus d’importance à la beauté des femmes (en moyenne) et les femmes aux ressources des hommes (en moyenne également).

Les femmes seront sans doute de plus en plus sélectives
D’autre part, il existe un biais socio-économique et culturel certain. L’émancipation des femmes est récente et localisée. Longtemps, on ne s’est pas intéressé à la question par pudeur (ou pruderie). Autant les études psychométriques sont nombreuses sur l’évaluation masculine des femmes, autant elles restent relativement rares en sens inverse. Surtout, les hommes contrôlaient l’accès aux ressources principales dans les systèmes traditionnels patrilocaux. Si l’autonomie économique d’un nombre croissant de femmes se confirme, on peut prédire que la beauté du partenaire masculin deviendra un facteur de plus en plus important.

Dans le domaine psychologique, un trait est supposé avoir une base biologique quand il est universel, c’est-à-dire quand on le rencontre chez toutes les sociétés et l’immense majorité des individus. La beauté remplit ce critère. Dans toutes les cultures connues, il existe des différences d’attractivité physique allant du laid au beau. Certains traits sont unanimement célébrés. D’autres varient d’une société ou d’une époque à l’autre. Mais la distinction même du beau et du laid existe partout.

La démonstration du caractère probablement inné de cette distinction a été apportée par une expérience célèbre de Judith H. Langlois. La psychologue a montré à des enfants âgés de deux à trois mois et de six à huit mois des séries de portraits associés deux à deux. A chaque fois, les enfants se sont attardés un peu plus longuement sur le portrait jugé le plus beau par les adultes de leur société. Cette expérimentation est peu compatible avec l’idée selon laquelle les standards de beauté sont imposés progressivement au cours de l’enfance et de l’adolescence. Dans une autre expérience, des enfants de douze mois ont été mis en présence d’étrangers. Là encore, ils se sont montrés plus attentifs et joyeux, moins effrayés et distants avec les individus considérés comme physiquement attirant par les adultes.

La symétrie des traits, un canon universel
Qu’est ce qui détermine ainsi l’attirance physique ? De nombreuses études ont montré que la symétrie des traits (visage) et du corps est jugée attirante dans la plupart des cultures. C’est d’ailleurs un attribut de l’enfance, puisque les traits sont toujours plus réguliers dans les premières années de la vie, les différences s’accentuant autour de la puberté. De ce point de vue, de nombreuses études interculturelles montrent que les individus d’une ethnie ou d’une race donnée accordent une valeur de beauté sensiblement équivalente aux visages d’individus jugés beaux dans les autres ethnies ou les autres races.

La moyenne des visages ne fait pas un visage moyen
Une expérience singulière a démontré l’importance de la symétrie dans l’attractivité physique. J. H. Langlois et L.A. Roggman ont utilisé un logiciel permettant de composer sur ordinateur des visages à partir de la moyenne d’autres visages, par mélange des traits. Or, le visage moyen ainsi constitué est toujours jugé plus attractif que les autres. La raison en est simple : l’addition et le mélange de chaque trait tendent à éliminer les petites imperfections pour aboutir à un ensemble plus régulier et symétrique que les autres visages. Dans une autre étude anglaise, les chercheurs ont créé deux portraits : le mélange des visages de 60 femmes et le mélange des 15 visages jugés les plus beaux. Neuf hommes sur dix ont par la suite préféré le mélange des 15 plus beaux visages à celui des 60. Une autre expérience, menée par J.S. Pollard, a montré que cette loi se vérifie lorsque l’on mélange des portraits de différentes origines ethniques.

A dire vrai, l’importance de l’harmonie et de la symétrie des traits est connue des artistes depuis la Grèce antique. Mais pourquoi portons-nous ce jugement ? Selon le psychologue Steve Gangestad et le biologiste Randy Thornhill, la symétrie est corrélée à la santé dans le monde vivant. Les principales causes d’asymétrie sont les blessures et les parasites, qui affectent l’organisme de sa conception à sa mort. Chez les mouches-scorpions et les hirondelles, les mâles préfèrent eux aussi les femelles symétriques. Chez l’homme et chez les femmes, des mesures de symétries autres que celle du visage (longueur et forme des oreilles, mains, pieds) sont aussi corrélées positivement à la beauté des traits.

La beauté humaine ne se juge pas seulement au visage : la silhouette importe également. Ainsi que certains du corps. De nombreuses cultures valorisent des régions particulières (lèvres, yeux, oreilles, seins, organes génitaux). Et l’on trouve toujours des exceptions locales. Les hommes Azande (Soudan) et Ganda (Ouganda) préfèrent ainsi les seins longs et pendants, alors que la préférence masculine la plus courante en ce domaine est le sein large et surtout ferme. De manière générale, le dimorphisme sexuel humain est orienté selon un gradient Nord-Sud : plus on se rapproche de l’Equateur, plus les différences sont marquées entre les sexes (volume des seins, rapport taille-hanche des femmes, rapport taille-torse des hommes) et plus cela influence les canons du désir ; plus on remonte vers le Nord et moins c’est le cas.
Dans l’ensemble, les extrêmes sont écartés des standards de beauté. Les personnes très maigres ou très grosses par rapport à la moyenne de leur population d’origine sont jugées en moyenne moins attirantes que les autres.

Le poids est le facteur le plus variable
L’indice de masse corporelle idéal (poids en kilogrammes divisé par le carré de la taille en mètre) se situe dans les sociétés occidentales entre 18 et 21, les femmes préférant en moyenne un IMC plus faible que les hommes.

Mais le poids est d’un jugement très variable en fonction des ressources et des hiérarchies sociales. Dans les sociétés préindustrielles où les ressources sont rares, un surpoids est généralement préféré car il est synonyme de santé et de richesse.

Inversement, dans les sociétés industrialisées où la nourriture est très abondante, la minceur est privilégiée, sans doute pour les mêmes raisons (en Occident, obésité et surcharge pondérale frappent plus souvent les classes socio-économiques inférieures).

Au-delà du poids, la psychologue Devendra Singh a découvert un invariant très répandu : le rapport taille hanche (waist-to-hip ratio). Comme dans la symétrie, c’est un certain rapport de proportionnalité et d’harmonie qui semble apprécié. Une enquête sur plusieurs milliers d’hommes d’âge différents (18 à 86 ans) et de cultures différentes montre que le ratio idéal se situe entre 0,6 et 0,8. Cyndy Crawford (0,69), Claudia Schiffer (0,67) et Marilyn Monroe (0,61) sont dans la cible… Tout comme les femmes posant dans le magazine Playboy et les gagnantes de trente années de prix de beauté américains, dont le rapport taille-hanche a été lui aussi calculé.

Dans une autre étude, Ronald Henss a mis au point un logiciel permettant aux sujets de faire varier à volonté ce rapport taille-hanche, chacun devant s’arrêter à la silhouette jugée idéale. Les résultats obtenus variaient à nouveau entre 0,7 et 0,8, chez les femmes comme chez les hommes.

Ratio taille-hanche : un indicateur de jeunesse et de santé
On ne connaît pas vraiment les raisons pour lesquelles un rapport taille-hanche de 0,7 est préféré par les hommes.

Selon l’hypothèse avancée par David Buss, il pourrait s’agir d’une préférence évolutive pour les femmes n’ayant pas connu de grossesse – celle-ci étant connue pour altérer rapidement et souvent irrévocablement ce fameux rapport taille-hanche. On sait par ailleurs que l’accumulation des graisses dans les adipocytes tend à augmenter régulièrement avec l’âge, de sorte qu’un rapport taille-hanche assez faible est aussi souvent synonyme de jeunesse.
Il semble que la silhouette idéale, tout comme la symétrie des traits, a enfin un rapport avec la santé. Ainsi, quand on demande à des sujets de plusieurs âges et cultures de classer des individus selon leur « bonne santé » présumée, ils choisissent en général dans le rapport 0,6-0,8 qui forme la norme d’attractivité.

Ces travaux doivent-ils désespérer les jeunes filles ne répondant pas à tous les critères universels de beauté ? Rien n’est moins sûr… même si l’immense marché économique des cosmétiques, des régimes, de la chirurgie esthétique et des remèdes anti-âges s’appuie sur cette intuition féminine.

Nous avons vu que la « programmation » biologique à reconnaître le beau n’est pas stricte : elle varie aussi en fonction de certains facteurs socio-économiques et environnementaux. Qui plus est, la beauté et le charme n’obéissent pas aux mêmes lois. Il arrive souvent que de petites imperfections ou encore des traits particuliers soient jugés très séduisants. Les lois de l’attraction humaine ont sans doute une complexité infinie…

Pour aller plus loin
Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, Odile Jacob.
David M.Buss, The Evolution of Desire.Strategies of Human Mating, Basic Books.
Nancy Etcoff, Survival of the Prettiest.The Science of Beauty, Little, Brown and Co.

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