Si l’on en croit une série d’études, les hommes sont victimes d’un véritable krach boursier : selon les régions, la concentration de spermatozoïdes dans chaque éjaculat a diminué de 30% à 50%. Pour la majorité des scientifiques, notre mode de vie est le principal coupable : les hormones contenues dans un grand nombre de produits industriels modifient nos capacités sexuelles. Certains généticiens défendent une thèse plus inquiétante : le chromosome Y serait condamné à dépérir !
A la fin des années soixante-dix, plusieurs chercheurs avaient déjà tiré la sonnette d’alarme : leurs études montraient que la qualité du sperme — mesurée par le nombre de spermatozoïdes par éjaculat et par leur mobilité — était en nette régression depuis l’après-guerre. A l’époque, la nouvelle avait fait peu de bruit : en pleine libération sexuelle, les oiseaux de mauvais augure étaient mal venus.
Tout autre fut l’accueil de l’étude menée par les Danois Elizabeth Carlsen et Niels E. Skakkebaek en 1992. Leur méta-analyse révélait une chute sur cinquante ans de la concentration spermatique : 113 millions/ml en 1938, 66 millions/ml seulement en 1990. Soit une dégringolade de 42 %. « Il existe peu d’études fiables. Mais celle-ci est alarmante », reconnaît Bernard Jégou, spécialiste de la reproduction masculine à l’Inserm.
Cette tendance inquiétante a suscité un vif débat dans la communauté des chercheurs. D’abord contesté, le chiffre fut ensuite confirmé par d’autres travaux.
Meilleur sperme à Caen qu’à Toulouse
Jacques Auger et Pierre Joannet, du Centre d’études et de conservation du sperme (Cecos) de l’hôpital Cohin (Paris) constatent ainsi une baisse régulière de 2,1 % par an entre 1973 (89 millions/ml) et 1992 (60 millions/ml). Paradoxe : plus le donneur de sperme est jeune, moins son sperme est riche. Mêmes conclusions pour des études menées en Ecosse, en Belgique et en Grèce. Et tout récemment pour le Canada. En revanche, les Finlandais semblent épargnés par la banqueroute de sperme : on constate même l’inverse, à savoir une augmentation de la concentration de plus de 10 %, surtout sensible dans les zones rurales. De même, la plupart des études américaines n’ont pas trouvé d’évolution marquante dans la qualité du sperme — mais une analyse plus fine montre des disparités régionales dans le nombre de spermatozoïdes par éjaculat, de 72 millions/ml en Californie à 131,5 millions/ml à New York. Divergence identique en France : un éjaculat contient en moyenne 311 millions de spermatozoïdes à Caen, mais seulement 211 à Toulouse.
Les scientifiques ont relevé d’autres signes du déclin des fonctions reproductives masculines. Partout à travers le monde, l’incidence du cancer des testicules n’a cessé d’augmenter depuis un demi-siècle — de 2 à 4 % par an pour les hommes âgés de plus de 50 ans. La fréquence de l’hypospadias — abouchement de l’urètre gênant parfois l’érection — a également augmenté, passant par exemple aux Etats-Unis de 20,2 à 39,7 naissances sur 10 000 entre 1970 et 1993. La cryptorchidie — affection bloquant le testicule dans l’abdomen — semble avoir connu la même progression depuis trente ans.
Le bon sperme devient donc un produit rare. Mais quelles en sont les causes ? Etant donné la rapidité du phénomène, la plupart des biologistes excluent une origine génétique et se tournent plus volontiers vers les facteurs environnementaux. Processus incriminé : l’augmentation du taux d’œstrogènes dans le corps du fœtus ou du jeune enfant. Certaines hormones féminines comme l’œstradiol sont toujours présentes en petite quantité dans les gonades masculines, à côté de la testostérone et des autres androgènes. Elles sont même une condition nécessaire pour la bonne production de spermatozoïdes. Mais lorsque les œstrogènes sont présents en quantité trop importante, elles provoquent le phénomène inverse : blocage de la masculinisation de l’organisme et hypofertilité.
Des hormones dans les produits industriels
Mais d’où viennent ces œstrogènes qui bombardent les jeunes mâles ? Essentiellement de l’usage surabondant de produits chimiques comportant des perturbateurs endocriniens. Chaque année, entre 1000 et 2000 nouveaux composés chimiques pénètrent les marchés. Les détergents, les herbicides, les pesticides, les plastiques, certains produits ménagers voire alimentaires contiennent ainsi de nombreuses substances œstrogènes : organochlorine, phthalates, alkylphénoles, hydrocarbones chlorés, biphénol-A, etc.
Certains cas sont hélas restés célèbres dans les annales de la médecine : ainsi, dans les années 70, plusieurs milliers d’ouvriers agricoles d’une bananeraie du Costa-Rica sont devenus stériles du fait de l’utilisation du DBCP (dibromo-chloropropane), un pesticide prudemment retiré du marché par la suite. Mais pour un cas identifié, combien de perturbateurs endocriniens circulent encore autour du nous ? Tian de Jagger et M.S. Bornman, spécialiste de la fertilité, dressent une liste inquiétante de toutes les expositions possibles à ces substances : « eau contaminée, sources polluées, pénétration à travers la peau par les shampooings, les cosmétiques, les lubrifiants spermicides et les détergents domestiques ou industriels, inhalation ou ingestion indirecte de pesticide, contamination de la nourriture végétale et animale par les akylphénoles, contamination des aliments par leurs emballages plastiques ». Nombre de produits ont été retirés du marché européen en 1997, et d’autres devraient normalement afficher la mention « Peut altérer la fertilité »...
Les produits chimiques ne sont pas les seuls incriminés. On sait qu’une chaleur excessive, par exemple, bloque la production de spermatozoïdes viables. C’est la raison pour laquelle certaines professions — boulangers, soudeurs, céramistes — connaissent plus de difficultés que d’autres pour avoir des enfants.
Les effets du stress, de la chaleur… et du sel iodé
Les scientifiques s’interrogent également sur le facteur stress : après le tremblement de terre de Kobé (1995), les biologistes japonais ont mis en évidence une nette baisse de concentration du sperme. Et plusieurs analyses effectuées sur les animaux de ferme élevés dans des conditions stressantes donnent les mêmes indications. Toutefois, aucune étude n’a été menée pour évaluer la corrélation entre le stress quotidien et la production gonadique — même s’il est par ailleurs notoire que le stress tend à inhiber le désir sexuel.
L’équipe américaine de James Crissman a émis en début d’année une autre hypothèse, plutôt surprenante : la chute du nombre de spermatozoïde proviendrait de l’utilisation du… sel iodé ! En analysant les données concernant les Etats-Unis, ces chercheurs ont constaté une baisse significative à partir de l’année 1960, qui semble correspondre en moyenne aux hommes dont la date de naissance se situe autour de 1924. C’est précisément cette année-là que le sel iodé fut introduit dans l’alimentation américaine. Les effets bénéfiques de l’iode pour le développement cérébral sont connus : cette substance accélère la production de thyroxine, hormone utile à la croissance du cerveau.
Quel rapport avec le sperme ? Le groupe de Crissman a testé sur des rats un régime très pauvre en iode : la progéniture de ces rongeurs s’est révélée surpuissante sexuellement, avec des testicules deux fois plus gros que la normale ! Richard Sharpe, spécialiste de la fertilité attaché à l’Unité de biologie reproductive du Centre de recherche médicale d’Edimbourg, reste sceptique et attend d’autres confirmations expérimentales. Surtout, il craint une mauvaise interprétation de ces recherches : « Il est à craindre que certains comprennent mal le message et décide que le développement de leur sperme est plus important que celui de leur cerveau ! »
Les monogames ont-ils moins de spermatozoïdes ?
Le généticien Sherman J. Silber, attaché au Centre de traitement de l’infertilité de l’hôpital Saint-Luc à Saint-Louis (Missouri), ne s’inquiète pas outre mesure de ce déclin du sperme dans nos sociétés postmodernes. « Il ne fait aucun doute, affirme-t-il, qu’il existe depuis des millénaires une pression constante de l’évolution en direction d’un déclin inexorable de la spermatogenèse humaine ». En d’autres termes, les hommes seraient condamnés à l’impuissance. Aragon n’avait pas tort : la femme est l’avenir de l’homme !
Premier constat de Silber : les humains sont les plus médiocres fabricants de sperme de la planète. La plupart des animaux produisent 25 millions de spermatozoïdes par jour et par gramme de tissu testiculaire, là où le mâle Homo sapiens sapiens se contente d’une fabrication artisanale comprise en 4 et 6 millions. Pourquoi cette faiblesse ? Parce que nos mœurs sexuelles, de plus en plus dominées par la monogamie ou la polygamie restreinte, ont affaibli la « compétition des spermes » (Roger Short) qui caractérise les régimes de promiscuité.
Dans le monde animal, la taille des testicules et la qualité de la spermatogenèse sont corrélés au mode de relation sexuelle. Prenons nos proches cousins primates. Le gorille est un animal relativement fidèle qui construit des familles polygames stables. Ses testicules sont petites et sa production de sperme pauvre. Chez le chimpanzé, le régime sexuel est plus anarchique et se rapproche de la promiscuité : les femelles de la horde ont tendance à s’accoupler dès que les mâles dominants ont le dos tourné. Conséquence pour le mâle : un organe sexuel fort développé et une hyperfertilité prononcée, qui donnent à chaque spermatozoïde une chance face aux concurrents… peut-être déjà introduits chez la belle ! Cette guerre des mâles ne concerne pas que les primates : les fidèles oies ont des testicules minuscules lorsque les dindes volages possèdent des organes bien développés.
L’isolement du chromosome Y
Mais selon Silber, la fidélité n’est pas la principale cause du déclin de la spermatogenèse humaine. Celle-ci serait plutôt attachée à l’évolution même du chromosome Y, qui commence voici environ 250 ou 300 millions d’années.
Si le chromosome X est resté impliqué dans des fonctions variées — plusieurs de ses gènes sont ainsi liés à un grand nombre de retards mentaux chez l’homme —, le chromosome Y s’est progressivement spécialisé dans les questions sexuelles. Entre autres choses, dans la détermination du sexe du futur embryon (le gène SRY) et dans les caractéristiques des testicules (les gènes TDF pour « Teste Determining Factor »). « Y » a peu à peu accumulé des gènes responsables de la spermatogenèse situés auparavant sur d’autres chromosomes.
Mais il a également récupéré des allèles défectueux. « Chez presque toutes les espèces, note le généticien, des défauts du chromosome Y empêchent totalement la spermatogenèse sans que le sujet montre d’autres anormalités génétiques ». On a qualifié ces gènes de « purement stériles ». Le premier identifié se nomme DAZ (pour « Deleted in Azoospermia ») et provoque l’azoospermie. Ce gène présente un homologue ancestral sur le chromosome 3. Or, avant l’émergence de la famille des primates, il semble qu’aucun gène de ce type n’ait été situé sur le chromosome Y. Ainsi, l’hominisation aurait rassemblé sur ce chromosome atypique le meilleur comme le pire.
Pourtant, souligne Sherman Silber, le chromosome Y est « un coin dangereux » : il s’agit en effet du seul chromosome qui ne bénéficie d’aucune recombinaison génétique (crossing-over). Alors que les 22 autres paires de chromosomes s’échangent leurs gènes et en profitent souvent pour neutraliser les défectueux, alors que, chez les femelles, les deux X se mélangent avant de se séparer lors de la méiose, le Y mâle reste désespérément seul. Autant dire qu’il multiplie les chances d’accumuler les mutations délétères. Et cela est d’autant plus vrai pour l’humanité que son régime sexuel atténue la compétition des mâles en vue de produire le sperme le plus fécond.
Le mâle serait ainsi programmé pour faire disparaître le mâle ! Une hypothèse qui ne manquera pas de réjouir les plus radicales des féministes…
Pour aller plus loin
Robert Jansen et David Mortimer (ed.) Towards Reproductive Certainty. Fertlity and Genetics Beyond 1999, Parthenon, 1999, 540 p.
J.-R. Zorn et M. Savale, La stérilité du couple, Masson, 1999, 335 p.
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