Vous avez sûrement connu cette expérience : refermer un livre en vous disant « Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt, c’est lumineusement simple ! ? ». L’essai de Geoffrey Miller, psychologue et chercheur au University College (Londres) s’inscrit dans cette catégorie singulière des livres simples et lumineux.
Son point de départ est une énigme, l’énigme centrale de notre espèce : pourquoi donc l’homme est-il devenu homme aussi rapidement, en se détachant de manière aussi manifeste des autres primates ? Plus précisément, toute théorie satisfaisante de l’esprit humain inspirée par la biologie et l’évolution doit expliquer au moins trois problèmes.
Première question : Pourquoi des cerveaux gros et complexes sont-ils si rares dans l’évolution ? 99,5 % des animaux ont un cerveau plus petit que celui du chimpanzé (500 g). Seuls les grands singes, les éléphants et certains mammifères marins sont placés au-dessus, sur l’échelle de l’encéphalisation. L’évolution ne semble pas trop apprécier la conscience ni l’intelligence, puisqu’elle dote la plupart des animaux de capacité très faible en ce domaine. Pourtant, l’expérience humaine témoigne des avantages adaptatifs liés à l’intelligence.
Deuxième question : Pourquoi existe-t-il un fossé temporel aussi long entre l’accroissement de la taille du cerveau humain et ses premières manifestations concrètes, c’est-à-dire technologiques ? Pendant deux millions d’années, notre cerveau a triplé de volume sans que la taille de la pierre ne soit sensiblement modifiée. Pendant au moins 150.000 ans (et peut-être trois fois plus), il a existé des hommes anatomiquement modernes, comparables à nous, sans traces tangibles (ou abondantes) d’arts, de villes, de technologies, de sépultures, etc. L’évolution n’avait pas « prévu à l’avance » nos seules 5.000 années d’histoire récente quand elle a forgé un organe aussi coûteux en énergie que le cerveau pendant des centaines de milliers d’années… Rappelons que le cerveau humain est l’organe le plus complexe jamais produit par l’évolution : il ne pèse en moyenne que 1.400 grammes, soit 2 % de notre masse corporelle, mais consomme à lui seul 20 % des ressources énergétiques de l’organisme. Faute d’usage précis, on imagine mal une sélection favorable et durable de ces centaines de milliards de neurones…
Troisième question posée par Geoffrey Miller : Quelles peuvent être les valeurs adaptatives de certaines propriétés universelles de l’esprit humain comme l’humour, la narration, l’art, la musique, la conscience de soi, l’idéologie, la religion, la moralité, le langage articulé, le chant la poésie, etc. ? Parmi ces « innovations », certaines semblent parfaitement inutiles du point de vue de l’évolution… mais leur universalité est pourtant manifeste, ce qui laisse à penser qu’elles relèvent de la nature humaine. Donc de la biologie. Donc de l’évolution.
Si l’on raisonne en termes évolutionnistes, il faut essayer de trouver la fonction adaptative de ces traits d’esprit universels, sachant que l’hypothèse de l' « effet secondaire hasardeux » et des « propriétés émergentes aléatoires » n’est pas la plus satisfaisante. En fait, ce n’est même pas une hypothèse au sens scientifique, puisque l’on ne peut pas la tester ni la falsifier : dire que l’esprit humain a émergé par hasard annule par avance toute recherche sur son origine et son évolution. Autant dire que Dieu a créé l’homme, réponse qui est d’ailleurs psychologiquement plus agréable et socialement plus répandue…
Pour G. Miller, seule la sélection sexuelle répond de manière satisfaisante à ces trois questions, en expliquant simultanément les trois phénomènes. Et cela pour une raison très simple. La sélection naturelle (compétition pour la survie) est relativement lente et « stupide » : elle dépend avant tout de facteurs inertes (l’environnement, dont la modification est souvent faible à l’échelle de vie d’une espèce) et hasardeux (les mutations génétiques, les catastrophes écologiques). On n’imagine pas, remarque Miller, que les ours polaires et la banquise rétroagissent l’un l’autre en se sélectionnant mutuellement. Or, c’est exactement ce qui se passe avec la sélection sexuelle, où chaque sexe agit sur l’autre.
La sélection sexuelle est rapide, réciproque et « créative ». A mesure que la cognition se développe (perception, apprentissage, mémoire), le choix du conjoint est de plus en plus sélectif, précis et donc directif. Voilà pourquoi des traits sexuels secondaires peuvent se développer très rapidement, étant l’objet d’une pression directionnelle à chaque génération. Elle peut produire la longue queue du paon… ou le gros cerveau de l’homme.
Ce processus de « course en avant » propre à la sélection sexuelle relève de la « boucle rétroactive ». Plus un caractère est désiré, plus il est sélectionné ; plus il est sélectionné, plus il se répand dans la population et moins il apporte d’avantage différentiel ; le désir s’oriente alors vers un nouveau trait, qui se trouve sélectionné… et ainsi de suite. Pour imaginer le processus, on peut regarder l’histoire de la théologie ou celle de la mode : la « course en avant » conduit à toujours plus sophistications, de complexifications, d’innovations.
Geoffrey Miller suggère ironiquement à ses collègues de se montrer moins « puritains » et plus « dionysiaques ». Pour la psychologie cognitive (discipline scientifique de Miller par ailleurs), le cerveau est un simple ordinateur destiné à traiter de l’information brute. Pour la psychologie évolutionnaire, il a trop souvent été considéré comme une simple machine à calculer les coûts et bénéfices en temps et énergie dispensés.
Pour les 200.000 générations pré-humaines et humaines qui nous ont précédées depuis l’âge des australopithèques Abel et Lucy, le premier problème était de survivre, c’est-à-dire : se nourrir, échapper aux prédateurs, aux conflits et aux maladies. Mais au-delà de la simple survie, le deuxième problème fondamental de la courte existence du Pléistocène a été : comment séduire celle ou celui avec qui j’ai envie de passer la nuit ou de fonder un couple ? Tous les adolescents et les jeunes adultes se posent très souvent cette question aujourd’hui. Il n’y a aucune raison de penser qu’ils ne se la posaient pas hier…
De ce point de vue, un grand nombre de traits que nous attribuons globalement à la « culture » (terme générique finalement assez vague) peuvent s’interpréter à la lumière de l’hypothèse de la sélection sexuelle : la musique et le chant exprimant de manière si étrange des émotions et des sensations, les jeux et les compétitions permettant aux hommes de se mettre en valeur (sans mettre leur vie en danger comme la guerre), les parures, attributs, ornements, tatouages et scarifications magnifiant les corps, l’art au contenu sexuel explicite (les Vénus callipyges) ou à la fonction sexuelle implicite (valorisation du créateur à travers sa créativité), etc.
Ainsi peut-on associer le langage au prestige et à la séduction. Beau parleur, enjôleur, baratineur… tout le monde sait que les mots sont des armes redoutables dans le jeu de la séduction. D’ailleurs, 80 à 90 % des chansons populaires sont des chansons d’amour. On peut penser que les femmes y sont attentives et créatives, puisqu’elles surpassent en moyenne les hommes dans le domaine de l’intelligence verbale. Il n’existe pas de consensus scientifique concernant l’origine du langage dans l’évolution humaine. Homo sapiens le possède certainement depuis son origine (voici 150.000 à 400.000 ans), mais les débats font rage pour savoir à quel degré Homo neandertalensis et Homo erectus le possédaient. En donnant la possibilité d’exprimer les choses de l’esprit (l’intériorité, les sentiments, les projections dans l’avenir), le langage a sans aucun doute eu un effet important sur les stratégies de séduction à visée sexuelle ou procréative. Outre ces rapports interindividuels, le langage apporte un avantage sélectif dans la socialisation et la maîtrise de l’information. Pour qui la manie habilement, la prise de parole en public est une manière d’imposer son prestige.
« La révolution darwinienne, note Geoffrey Miller, ne peut conquérir la citadelle de la nature humaine qu’en se transformant en révolution sexuelle, c’est-à-dire en accordant plus d’attention au choix sexuel comme force motrice de l’évolution de l’esprit ». Cette approche ne réduit pas l’esprit à la biologie et la biologie au sexe : elle invite plutôt à considérer la biologie comme inséparable de la psychologie, cette énergie invisible et pourtant si puissante des affaires humaines.
Pour aller plus loin
Geoffrey Miller, The Mating Mind. How Sexual Choice Shaped the Evolution of Human Nature, Vintage.
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