jeudi 15 mars 2001

Le cerveau a-t-il un sexe ?


Si, lors d’un départ en vacances, vous vous êtes pris de bec avec votre épouse au sujet de son incapacité (supposée notoire) à lire une carte routière, consolez-vous : d’un point de vue statistique, cette mésaventure n’a rien de surprenant ! La perception visuo-spatiale est en effet l’un des domaines les mieux documentés concernant les différences hommes-femmes.

Hommes et femmes dans l’espace
Ainsi, les tests de visée physique montrent une nette supériorité des hommes, qu’il s’agisse de lancer une fléchette au centre d’une cible ou de rattraper une balle au vol. Est-ce parce que, dès l’école, les filles font moins de sports d’adresse ? Nullement : les tests montrent que la supériorité masculine se manifeste dès l’âge de trois ans, avant que l’enfant soit socialisé dans son « genre ». Plus surprenant encore : les mâles homosexuels ou les individus transsexuels dont le taux d’hormone est proche de celui des femmes hétérosexuelles n’excellent pas non plus aux tests de visée. Cela ne signifie nullement que la coordination sensori-motrice des femmes soit déficiente. Au contraire, elles dépassent les hommes dans les aptitudes dites de « fine motricité » impliquant les doigts. Ainsi, le cerveau des femmes contrôle mieux la musculature distale (éloignée du système nerveux central).
La supériorité visuo-spatiale des hommes sur les femmes est plus nette encore dans les tests psychométriques dits de « rotation mentale ». Le problème consiste à imaginer la forme que prendra une figure en deux ou trois dimensions après une rotation dans l’espace. Là aussi, l’avantage masculin apparaît dès avant la puberté et les analyses transculturelles montrent que toutes les ethnies connaissent ce dimorphisme cognitif de nature sexuelle (à l’exception intéressante des Inuits). De même, les études menées en laboratoire sur les rats ont conclu que les individus mâles retrouvent plus facilement leur chemin que les femelles dans les labyrinthes dépourvus d’indices physiques indiquant la sortie (les rats castrés perdent en revanche cette qualité tandis que les femelles masculinisées par des androgènes améliorent leur score).
Les femmes compensent leur difficulté à concevoir une rotation géométrique par une meilleure mémorisation des objets dans l’espace. Le test classique consiste à montrer au participant une feuille remplie de nombreux objets, puis une seconde où il doit comptabiliser les items ayant disparu ou changé de place : dès l’enfance, les filles sont meilleures que les garçons à cette épreuve. De même, les femmes repèrent plus vite la similitude entre deux objets.

Littéraire ou matheux ?
Bien que le montant de votre note de téléphone grimpe en flèche depuis quelques mois, ne blâmez pas votre fille adolescente qui passe ses soirées à parler avec ses copines : elle exprime tout naturellement sa maîtrise des aptitudes verbales ! La supériorité féminine dans l’aisance verbale commence dès la petite enfance (à partir du seizième mois) : les filles parlent plus tôt et mieux que les garçons. A l’école, elles font également moins de fautes d’orthographe. Ces traits persistent à l’âge adulte, avec toutefois des nuances. Les femmes sont par exemple meilleures que les hommes lorsque les tests demandent de remplir les lettres manquantes d’un mot ou les mots manquants d’une phrase ; mais les hommes réussissent mieux aux tâches verbales impliquant une dimension conceptuelle (comme nommer des objets selon une catégorie abstraite, par exemple). De même qu’elles se souviennent mieux que les hommes de la place des objets dans l’espace, les femmes ont une meilleure mémoire verbale, que les suites de mots à retenir soient aléatoires ou dotées d’un sens précis.
La prédominance des garçons dans les filières impliquant les mathématiques (sciences, technologie) est un phénomène bien établi dans les sociétés occidentales. On a longtemps voulu y voir une influence du milieu, c’est-à-dire des stéréotypes imposés aux deux sexes : les garçons seraient encouragés à devenir « matheux » (filière « noble ») quand les filles auraient vocation à devenir « littéraires » (filière « sensible »). Mais cette explication sociologique, sans doute valable à la marge, n’explique pas tout. On peut très bien imaginer que les « stéréotypes » en question se fondent sur des réalités, c’est-à-dire sur des aptitudes différentes impliquant des valorisations différentes. La mixité sexuelle est bien établie à l’école depuis deux générations et le sexisme n’est plus guère répandu dans nos sociétés : néanmoins, le déséquilibre des filières scientifiques penche toujours en faveur des hommes, surtout dans les sciences les plus « dures » (mathématiques et physique). Inversement, les filles obtiennent en moyenne de meilleurs résultats que les garçons aux examens scientifiques au cours de leur scolarité (ce qui n’est guère explicable en terme de « stéréotype »), mais elles choisissent plus souvent des filières professionnelles impliquant des contacts avec les personnes. Les tests démontrent d’ailleurs que les femmes surpassent les hommes dans la perception des émotions (traits du visage, posture du corps, intonation de la voix) ou la mémoire des expressions faciales, deux qualités utiles à une vie sociale orientée vers les personnes plutôt que vers les objets ou les concepts.
Dans les tests psychométriques standards, les garçons sont meilleurs que les filles dans l’aptitude au raisonnement et la résolution de problèmes supposant l’application logique de règles abstraites. Les filles dépassent en revanche les garçons pour les tâches de calcul mental. La géométrie, impliquant des capacités spatiales, est plus masculine que l’algèbre. Ces données ont été vérifiées par un grand nombre d’études transculturelles. Les différences d’aptitudes mathématiques entre les hommes et les femmes sont toutefois moins marquées chez les individus d’origine africaine et asiatique que chez les participants d’origine européenne.

Les influences hormonales sur le cerveau
Pour comprendre l’origine les différences sexuelles en matière de cognition, les scientifiques avancent deux types d’explication : l’une, ontogénétique, renvoie au développement biologique de l’individu ; l’autre, phylogénétique, concerne le passé de notre espèce.
Les cerveaux des hommes et des femmes présentent des différences d’organisation et de structure (cf. le texte de Doreen Kimura dans ce numéro). Une étude classique de Geschwind et Levitsky a par exemple montré que le planum temporal gauche (aire de Wernicke liée à la compréhension des mots) est plus latéralisé chez la femme que chez l’homme.
L’un des facteurs influençant le fonctionnement cérébral des individus est la sécrétion des hormones sexuelles (œstrogènes chez la femme et androgènes chez l’homme) par les gonades (ovaires ou testicules). Ces dernières se développent dès la septième semaine de la vie embryonnaire. Le sexe hormonal est préalablement déterminé par le sexe génétique (chromosomes XX pour la femme et XY pour l’homme) : de la fécondation de l’œuf à la septième semaine, les individus se développent tous selon un plan féminin, mais l’action du gène SRY sur le chromosome Y provoque chez les futurs garçons un processus de masculinisation et de déféminisation. Les caractères sexuels secondaires (pilosité, musculature, glandes mammaires) ne s’épanouissent qu’à l’adolescence, avec la poussée hormonale caractérisant la puberté.
Le mécanisme exact de l’influence hormonale sur le cerveau n’est pas encore bien connu. Mais il est attesté par d’innombrables expériences. Ainsi, les réussites des hommes et des femmes aux tests psychométriques sont corrélées à leur sexe hormonal plutôt qu’à leur sexe génétique. Les hommes présentant un faible taux de testostérone sont moins bons que la moyenne masculine aux tâches de rotation spatiale et de raisonnement mathématique et meilleurs aux tâches verbales. Le phénomène inverse s’observe chez les femmes dont le taux de testostérone est anormalement élevé. Une maladie rare, l’hyperplasie surrénale congénitale, qui provoque un excès d’androgènes à partir du troisième mois de la vie fœtale, aboutit pareillement à des comportements cognitifs « masculins » chez les deux sexes.
Les chercheurs ont aussi identifié des variations cycliques intéressantes. Les hommes se repèrent mieux dans l’espace au printemps et dans la deuxième partie de la journée, périodes où la sécrétion des hormones sexuelles est plus abondante. Chez les femmes, les pics d’estradiol relevés en phases préovulatoire et lutéale se traduisent par de meilleurs résultats aux tests « féminins ».

L’agressivité
Les hormones sexuelles influent également sur l’agressivité des sujets en agissant sur les noyaux de l’hypothalamus et de l’hypophyse (système limbique sous-cortical). Chez les animaux, il est bien établi que la hausse du taux de testostérone est corrélée à des comportements agressifs et, inversement, que les mâles « perdants » montrent un taux moindre. Chez les humains, des études ont montré que les femmes emprisonnées pour délit ou crime violent ont un niveau de testostérone plus élevé que la moyenne de leur sexe. De même, la castration chimique empêchant l’émission d’androgènes par les gonades masculines restreint l’agressivité des patients.

L’explication par l’évolution
L’existence de dimorphismes cognitifs chez les animaux a conduit les chercheurs à réfléchir aux fondements évolutionnaires des différences entre les hommes et les femmes. En effet, notre cerveau n’a pas été conçu pour utiliser des ordinateurs, mais pour permettre aux primates et aux hominiens de survivre dans le milieu pléistocène  !
Selon la psychologie évolutionnaire, les différences entre les sexes s’analysent en terme de sélections naturelle et sexuelle sur le long terme. Si l’on en juge par les actuelles tribus de chasseurs-cueilleurs et par les blessures constatées sur les squelettes préhistoriques, les activités de chasse et de façonnage d’outil semblent avoir été un privilège masculin au cours des trois derniers millions d’années. Cela pourrait expliquer non seulement la masse musculaire et osseuse plus importante des hommes, mais également l’avantage adaptatif de certaines capacités visuo-spatiales et mathématiques (précision des jets de pierre et de pieu, évaluation des distances et anticipation des mouvements, repérage des territoires de chasse, rotation mentale lors de la taille des outils). Chez les femmes, astreintes à la grossesse et à l’allaitement, probablement plus impliquées dans la cueillette et l’organisation du campement, les capacités verbales et l’analyse des expressions faciales (communication au sein du groupe et avec les enfants) ainsi que la mémoire indicielle des emplacements (réserves de nourriture proche) furent des qualités indispensables à la survie. Il en va de même pour l’aptitude à entretenir des relations sociales d’individu à individu.

Pour aller plus loin :
Doreen Kimura, Cerveau masculin, cerveau féminin ?, Odile Jacob, 2001.
Simon LeVay, Le cerveau a-t-il un sexe ?, Flammarion, 1994
Henry Plotkin, Evolution in Mind, Penguin Books, 1997.

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